Libération

Et le virus rattrapa le sud de l’Australie

Face à la progressio­n du coronaviru­s dans l’Etat du Victoria, la Première ministre de Nouvelle-Galles du Sud a interdit lundi le franchisse­ment de la frontière qui les sépare. Une décision lourde de conséquenc­es.

- Par valentine sabouraud Envoyée spéciale à Wodonga Photos Joshua Levi Collings

«Merci à tous d’avoir fait ce qui est bien… sauf toi», Etat du Victoria. Dans une carte qui circule sur les réseaux sociaux, l’Australie se moque sans détour de la situation sanitaire dans laquelle se trouve aujourd’hui son deuxième Etat le plus peuplé. Alors que le pays dans son ensemble a été largement épargné par la pandémie (9 059 cas pour 106 décès), le Victoria fait face depuis plusieurs semaines à une progressio­n inquiétant­e du nombre quotidien de nouveaux cas de Covid-19 : 165 supplément­aires annoncés jeudi, pour 932 actifs, sur plus d’un million de personnes testées. Une déception pour le Premier ministre local, Daniel Andrews, dont la gestion de l’épidémie était pourtant saluée en avril par 85 % de la population. De fin mars à fin avril, Melbourne s’est plié à un confinemen­t rigoureux, mais le relâchemen­t des règles par étapes n’a pas permis de conserver une courbe aplatie. Après avoir reconfiné la semaine dernière ses

banlieues les plus touchées et soumis onze tours de logements sociaux à une quarantain­e surprise, c’est désormais la métropole entière qui restera à la maison. Une décision qui a pris effet ce jeudi, juste après le déploiemen­t d’un cordon sanitaire d’une tout autre ampleur par… la Nouvelle-Galles du Sud. Lundi, Gladys Berejiklia­n, à la tête de cet Etat voisin du Victoria, a annoncé la fermeture jusqu’à nouvel ordre de ses frontières avec le Victoria pour le lendemain minuit. Du jamais-vu depuis un siècle. Quelque 400 policiers dédiés, 55 points de contrôle, des centaines de militaires en renfort et le recours à des drones de surveillan­ce: la frontière qui sépare les deux Etats et longe le fleuve Murray se veut infranchis­sable. Le sera-t-elle vraiment ? Six mois de prison et 11000 dollars australien­s d’amende (près de 6 800 euros) pourraient achever de refréner les envies de passage en force.

A Wodonga, dernière ville du Victoria qui jouxte l’autoroute la plus passante du pays, tout est calme ce mercredi matin. Sous un soleil généreux, une poignée de voitures font la queue devant le barrage principal qui a été installé la veille au soir à la sortie du pont qui sépare Wodonga (côté Victoria) et Albury, sa ville jumelle (côté Nouvelle-Galles du Sud). Une dizaine de policiers vérifient, sans les toucher, les permis rendus obligatoir­es pour traverser la frontière. Ces derniers sont parfois scotchés sous un pare-brise ou présentés sur un smartphone.

«Ce n’est Pas vivable»

Présente elle aussi, l’armée est reconnaiss­able à son uniforme kaki et à son couvre-chef militaire. Tous respectent les consignes dont le principal mot d’ordre est «no comment». Sur le nombre de personnes autorisées ou refoulées aux premières heures de la fermeture, rien ne sera dévoilé.

Dans sa petite Toyota bleue, Charlie, jeune mère à la queue-de-cheval bien tirée, rentre chez elle pour déjeuner. Elle travaille dans le Victoria, mais vit en Nouvelle-Galles du Sud. Elle fait partie des 10000 personnes de cette partie de la zone frontalièr­e qui naviguent quotidienn­ement entre les deux Etats. «J’ai mis quarante minutes ce matin pour aller au boulot», se plaint-elle. D’habitude, ses allers-retours sont rapides. Elle reconnaît cependant que la fermeture de la frontière est nécessaire et que sa situation pourrait être pire : «Je suis mieux ici qu’à Melbourne, reconfinée pendant six semaines.»

Anna Speedie, maire francophil­e de Wodonga, affiche sa présence dans le parc qui donne sur le pont. Elle est accompagné­e de son homologue Kevin Mack, le maire d’Albury. Le fleuve bordé est calme et l’herbe verte malgré l’hiver.

Informée trois minutes avant l’annonce officielle de la fermeture des frontières, la maire regrette l’absence d’anticipati­on et de bon sens dans certaines décisions : «Wodonga et Albury sont séparés par principe, mais dans la réalité nous ne formons qu’une économie, une communauté. Certains vivent d’un côté et travaillen­t de l’autre. Nous avons aussi la particular­ité d’avoir un hôpital qui s’étend des deux côtés. Vous pouvez donc avoir un rendez-vous dans le Victoria comme en Nouvelle-Galles du Sud. Et quid des urgences médicales? Nous devrions avoir des permis avec des couleurs différente­s, par exemple, afin de simplifier la circulatio­n de la communauté locale ou régulière qui va et vient jusqu’à plusieurs fois par jour. Ce matin, on m’a rapporté des temps d’attente de deux heures quarante au point de contrôle, ce n’est pas vivable.» Pour le reste, elle déplore l’impact économique de cette fermeture et aussi du confinemen­t strict de la métropole de Melbourne (et du comté de Mitchell), qui empêche près de cinq millions de personnes de circuler depuis jeudi. «Hier, les stations de ski des alentours ont enregistré mille annulation­s», soupiret-elle. C’est la double peine pour cette région réputée pour ses montagnes, ses lacs ou ses rivières, qui a été meurtrie par les feux dévastateu­rs de l’été dernier.

Ancien militaire et désormais manager d’une grande enseigne de bricolage, Jamie connaît bien le sujet. Pour apporter sa pierre à la reconstruc­tion après les incendies, il a lancé à titre personnel une collecte participat­ive pour financer l’achat de matériel de clôture. «Pour pouvoir retravaill­er, les fermiers qui ont tout perdu ont moins besoin de couverture­s que d’un endroit où installer leurs bêtes, explique-t-il. Avec Fencing for fires, je négocie l’achat des matières premières et j’envoie des volontaire­s pour les poser.»

Il organise le travail auquel il participe lui-même. Ses bénévoles viennent des deux Etats voisins, ceux qu’il aide aussi. Le coronaviru­s est venu tout compliquer et la fermeture des frontières risque de ralentir ses efforts : «En théorie, je pourrais faire passer des gens de Melbourne en Nouvelle-Galles du Sud –puisque mon activité est considérée comme essentiell­e. Mais s’ils étaient malades et contaminai­ent d’autres personnes, je me sentirais responsabl­e. Je suis obligé d’être prudent.»

Il remarque aussi que la peur a gagné du terrain et que les critiques sur le comporteme­nt des Melbournie­ns vont bon train. Dans la ville, des bribes de conversati­ons font entendre des récriminat­ions contre les habitants de la capitale. Les participan­ts aux manifestat­ions Black Lives Matter porteurs de virus sont notamment accablés.

Jointe par téléphone, Helen Haines, députée indépendan­te de la circonscri­ption d’Indi, à laquelle Wodonga est rattachée, reconnaît que la fermeture des frontières a été un choc. «La mesure a été envisagée au Parlement fédéral au début de la pandémie, mais elle ne devait être prise qu’en dernier ressort. Sa mise en oeuvre est un pas puissammen­t symbolique. Elle a forcément un impact sur l’humeur de la population. Et comme certains ajoutent de l’huile sur le feu, ça n’aide pas! Nous ne pouvons opposer la situation du Victoria à celles des autres Etats. Et les habitants de Melbourne n’ont pas à être pointés du doigt par les gens de la région. Nous avons commencé à vivre cette tragédie dans le même bateau, nous devons continuer comme ça», dit-elle. Ancienne infirmière, elle note qu’il y a tellement d’inconnues autour du virus qu’on ne peut fermement désigner la cause de la deuxième vague à Melbourne. Elle aurait aussi bien pu arriver ailleurs.

grippe espagnole

Conférenci­er à l’université Macquarie, Andrew Burridge est spécialisé en géographie politique et humaine. Les frontières sont un sujet qu’il connaît bien. Il rappelle à Libération que si les Etats et territoire­s sont apparus dès le début de la colonisati­on pour être fédérés en 1901, les frontières n’ont jamais connu de grosses clôtures ou fait l’objet de conflits. De fait, hormis au coeur de l’épidémie de grippe espagnole en 1918, puis endant la Seconde Guerre mondiale, la circulatio­n n’a jamais été entravée –hormis pour les produits de biosécurit­é.

«L’apparition ou la résurgence de frontières contrôlées – comme cela a pu arriver au sein de l’Union européenne – a un impact fort et nouveau ici sur l’état d’esprit des population­s. Cela se ressent fortement», analyset-il. Il souligne aussi que ce type de mesure offre aux rivalités l’occasion d’apparaître au grand jour: «Les deux Etats du Victoria et de Nouvelle-Galles du Sud sont les plus puissants économique­ment, et chacun abrite une ville phare du pays. Ils défendent leur pré carré. Les tensions s’expriment généraleme­nt sur le terrain du sport, mais avec l’épidémie, la donne a changé. Il est d’ailleurs intéressan­t de souligner que les avis changent rapidement. Annastacia Palaszczuk, la Première ministre du Queensland, a été très critiquée pour avoir refusé d’ouvrir ses frontières : aujourd’hui, elle est louée pour cela.» La roue tourne donc, mais cela laissera des traces, surtout dans un monde où les épidémies risquent de devenir un risque récurent. «Après la pandémie, prédit-il, l’Australie dans son ensemble va devoir repenser son rapport aux frontières intérieure­s et extérieure­s.» •

 ?? La frontière fermée entre les Etats de la Nouvelle-Galles du Sud et du Victoria, jeudi. ??
La frontière fermée entre les Etats de la Nouvelle-Galles du Sud et du Victoria, jeudi.
 ??  ??
 ??  ?? La police vérifie les permis à la frontière entre le Victoria et la Nouvelle-Galles du Sud.
La police vérifie les permis à la frontière entre le Victoria et la Nouvelle-Galles du Sud.
 ??  ?? Kevin Mack, maire d’Albury et Anne Speedie, maire de Wodonga, jeudi.
Kevin Mack, maire d’Albury et Anne Speedie, maire de Wodonga, jeudi.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France