A Ermenouville, des «savoir-faire disparus» au service de la charpente
Sur un chantier normand, l’association Charpentiers sans frontières, qui mène des restaurations avec des techniques d’époque, a présenté une réplique partielle de la toiture de Notre-Dame.
Ce qui frappe d’abord, c’est l’ambiance sonore. Poc ! Un silence. Poc ! Un silence. La hache qui tombe sur le flanc du tronc. Pas de bruit de tronçonneuse, pas de moteur. Pas de poussière non plus. La hache ne produit que des copeaux. Sur une prairie du château du Mesnil-Geoffroy, à Ermenouville (Seine-Maritime), une équipe de Charpentiers sans frontières monte la réplique grandeur nature d’une «ferme» de Notre-Dame: en clair, l’un des éléments triangulaires formant la base de la charpente incendiée. Le travail se fait comme en 1220, à la hache, même pour aplanir les surfaces. On appelle cette technique l’équarrissage. Elle pourrait paraître arriérée ; elle est moderne. Econome en bois, respectueuse des oreilles et des poumons des ouvriers, valorisant le geste et le savoir-faire, cette méthode low tech «n’a rien de folklorique», affirme François Calame, président de Charpentiers sans frontières. Preuve qu’elle convient à notre époque: elle tient même les délais. Les 25 charpentiers ont terminé l’assemblage prévu sur une semaine avec un jour d’avance. Achevé le 7 juillet, ce montage n’est pas un spectacle. C’est une démonstration de ce qui pourrait se faire à Notre-Dame.
«Virtuoses».
La cathédrale comportait 25 fermes, celle-ci est la numéro 7. Les relevés de Rémi Fromont et Cédric Trentesaux, effectués en 2014, servent de modèle. Leurs tracés et leurs photos sont accrochés sur le site. Fondée en 1992 par François Calame, ethnologue et conservateur du patrimoine, l’association Charpentiers sans frontières mène chaque année un chantier de restauration avec les techniques et les outils de l’époque. Le catalogue figure sur les tee-shirts des compagnons : Guizhou 2015, Tibanesti (Roumanie) 2017, pont d’Harcourt 2018, Maine (Etats-Unis) 2019… François Calame, qui a été apprenti chez les compagnons du devoir, évoque sa propre histoire à la recherche de ces «savoir-faire disparus» : «En 1981, j’avais 23 ans et j’ai rencontré, dans une forêt de l’Oise, le dernier bûcheron qui équarrissait pour faire des traverses de chemin de fer, un Croate.» L’homme lui a transmis ce savoir-faire.
Depuis, Calame a réuni un réseau international de haut vol. Au Mesnil-Geoffroy, les charpentiers sont venus de France mais aussi de Grande-Bretagne, de Belgique, de Suisse, de Roumanie, d’Espagne, de Pologne et même de Nouvelle-Zélande. Une semaine de bénévolat. Un inspecteur des monuments historiques venu observer le travail nous glisse : «Ce sont des virtuoses que vous voyez là.» En tout cas, des professionnels aguerris, parfois à la tête d’une entreprise. Gustave Rémon, l’un des trois chefs de chantier, restaure «beaucoup de charpentes vernaculaires» : de petites bâtisses paysannes «qui ont énormément de traces d’outils, de détails moins bien finis». On y voit «le travail du charpentier qui s’adapte au bois qu’il a», à peu près jamais droit et pas calibré.
Dans la troupe, on trouve aussi des
scientifiques qui se confrontent à leur objet d’étude. Nicolas Méreau est archéologue, «spécialisé dans les petits objets, les enseignes de corporation ou commémoratives», les badges de l’époque. Il en a créé un pour l’occasion. On le trouve devant son brasero, en train de couler des «plombs à piquer» en alliage d’étain – des fils à plomb si l’on préfère. Pierre Cabrolier est docteur en sciences du bois, spécialiste de la relation entre science et artisanat. «Ma démarche, c’est de pratiquer moimême, depuis des années», dit-il. C’est aussi «de faire à des artisans des conférences très complexes sur la biomécanique du bois. Je me refuse à simplifier».
Voici l’un des participants debout sur un tronc. Il soulève la hache et une fois en haut, la laisse retomber au bon endroit. On ne cogne pas, ce n’est pas la force qui compte, c’est la précision. Une des deux charpentières du groupe confirme : «Comme dans une discipline sportive, il faut des gestes ergonomiques, et à l’économie.» Sophie Wintzer, 25 ans, sait de quoi elle parle. Comme tous ici, elle manipule la hache. Elle a passé son CAP à 24 ans, «après une licence d’histoire. Chez les femmes, la charpente, c’est souvent une reconversion», ditelle. Alexandra Bourgès, 26 ans, a obtenu le sien à 21 ans. Elle travaille chez Limeul, charpentiers-couvreurs à Rennes. La hache ? «J’ai appris cette semaine. Le premier jour, je fatiguais parce que je n’avais pas les bons gestes mais ça vient. Je pensais que c’était très dur et physique mais c’est précis. Très agréable en fait.» La hache. Sur le chantier, on n’en voit pas deux pareilles. Comme tous les outils utilisés ici, elle est forgée selon les techniques du Moyen-Age. Serge Turberg, Suisse jurassien, est «le forgeron de la bande». Il collec tionne les modèles anciens «pour avoir des références». «Quand je fabrique une hache, je pourrais le faire avec des aciers anciens, les compositions sont assez connues. Mais pour l’usage qu’ils en font ici, je préfère ajouter des éléments qui améliorent la coupe.»
Aneries.
Les flancs des poutres sont aplanis avec le tranchant. «Il n’y avait pas de rabot au MoyenAge», explique François Calame. Idem pour la scie, rarissime. «La scie était un outil luxueux, cher et difficile à entretenir», rappelle Gustave Rémon, l’un des trois chefs du chantier. De plus, complète la charpentière Sophie Wintzer, «la scie était un objet mal vu, vicieux. Si on avait une scie en forêt, c’est qu’on voulait voler du bois. La scie ne fait pas de bruit. La hache, c’est franc, on l’entend». A côté des outils historiques, les chaussures à bouts renforcés, les protections de tibias et de genoux et le souci de la sécurité sont, eux, bien de notre époque, et bien présents.
La démonstration de Charpentiers sans frontières permet au passage de démonter quelques-unes des âneries dites après l’incendie. Par exemple: il faut du bois sec vieux de cent ans, on n’aura jamais assez de chênes, on va raser la forêt française… Du bois sec ? «Au contraire, du bois frais avec 40 % à 50 % d’humidité, répond François Calame. Aujourd’hui, l’industrie veut absolument sécher le bois pour le scier. Nous, nous pratiquons les techniques médiévales et seul le bois vert permet de tailler à la hache.» Gustave Rémon parle du chêne, «vraiment très confortable», du tilleul qui est «du beurre», du châtaignier qui a «tendance à fendre entre les entailles». Leur rapport au bois est physique, il faut arriver à tailler des sujets un peu torves. «Grâce à l’équarrissage, le charpentier va suivre le fil du bois, explique Frédéric Epaud, archéologue et spécialiste des charpentes médiévales. En conservant ce fil, la forme naturelle du bois, on a une pièce qui ne se déformera jamais. Ces charpentes ont traversé huit siècles sans bouger.» Frédéric Epaud milite pour que le cahier des charges des entreprises qui rebâtiront la charpente de Notre-Dame contienne une clause obligeant à utiliser des bois équarris. Et la forêt rasée ? «Il faut 1 000 à 1 500 chênes pour reconstruire la totalité de la charpente, a soupiré Philippe Gourmain, représentant de l’interprofession France Bois Forêt, tandis qu’il saluait la ferme terminée. Nous les prélèverons dans toute la France, avec une participation égale de la forêt domaniale et de la forêt privée.» Plus exactement, a-t-il ajouté, «nous les offrirons».
«Il faut 1 000 à 1 500 chênes pour reconstruire la totalité de la charpente.» Philippe Gourmain représentant de l’interprofession France Bois Forêt