Libération

«Aux Etats-Unis, nous sous-évaluons décès et contaminat­ions»

- Par Isabelle Hanne Correspond­ante à New York

Selon l’épidémiolo­giste américaine Jennifer Horney, malgré une accalmie dans les premiers foyers, le pays n’est pas sorti de la première vague. En cause, les discours antiscienc­e et l’incompréhe­nsion quant à l’objectif d’«aplanir la courbe», qui a poussé des Etats à rouvrir leur économie.

Records du nombre de nouveaux cas quotidiens; record mondial, en valeur absolue, du nombre de morts depuis le début de l’épidémie ; record du nombre de personnes infectées. Les Etats-Unis viennent de franchir le seuil des 3 millions de cas de personnes infectées par le coronaviru­s et des 130 000 morts. La première puissance économique mondiale est, de loin, le pays le plus touché par la pandémie.

La Maison Blanche, elle, choisit de voir le verre à moitié plein : «A ce stade, nous avons testé plus de 39 millions d’Américains. Parmi eux, plus de 3 millions d’Américains ont été testés positifs et plus d’1,3 million d’Américains se sont rétablis», a déclaré le vice-président Mike Pence. Voire, nie la réalité de la situation, comme l’a fait Donald Trump à l’envi ces dernières semaines, qui brandit la baisse du taux de mortalité et justifie, à tort, l’augmentati­on du nombre de cas par l’augmentati­on du nombre de tests. «Nous sommes en bonne position, a même affirmé Trump mardi. Nous avons fait du bon travail. Je pense que d’ici deux, trois, quatre semaines, nous serons dans une excellente position.»

Après une stabilisat­ion dans ses premiers foyers, les Etats-Unis connaissen­t depuis le mois de juin une flambée des infections dans le sud et l’ouest du pays. «Nous sommes montés, nous ne sommes jamais redescendu­s au niveau de base, et là nous sommes en train de remonter», s’est inquiété l’immunologi­ste Anthony Fauci, membre de la cellule de crise de la Maison Blanche sur le coronaviru­s, qui s’est fait de plus en plus alarmiste ces derniers jours, notamment face à la situation au Texas et en Floride. L’épidémiolo­giste Jennifer Horney, directrice du programme d’épidémiolo­gie de l’Université du Delaware, revient sur l’évolution du virus aux Etats-Unis et les spécificit­és américaine­s.

Au début de l’épidémie aux Etats-Unis, on parlait d’une accalmie à l’été puis du risque d’une «seconde vague» à l’automne. Ce n’est pas du tout ce qu’on voit.

Les Etats-Unis ne sont jamais sortis de leur première vague. Il y a eu une mauvaise compréhens­ion fondamenta­le quant à l’objectif énoncé d’«aplanir la courbe» : celui-ci avait pour but de laisser aux hôpitaux et aux systèmes de santé le temps de se préparer à une seconde vague de Covid, qui devait coïncider avec la grippe saisonnièr­e et les virus respiratoi­res qui circulent habituelle­ment en hiver. Ce qu’on constate aujourd’hui, dans plusieurs Etats comme en Floride, au Texas ou en Arizona, c’est que les hôpitaux sont pleins voire débordés, en plein mois de juillet. Le but des décisions de confinemen­t était d’aplanir la courbe, non pas pour faire baisser le nombre total de contaminat­ions, mais pour mieux les répartir sur une plus longue période. A l’échelle du pays, tous les gains obtenus alors contre le Covid ont été réduits à néant.

Dans les pays développés, l’épidémie a suivi jusqu’ici la même évolution: si on schématise, une flambée épidémique, puis une accalmie. Pourquoi n’est-ce pas le cas aux Etats-Unis ?

Les Etats-Unis ont un système de santé publique hautement décentrali­sé. Chaque Etat, chaque comté, chaque ville a son propre départemen­t de santé. Dans cette pandémie, on a assisté à une réponse très fragmentée, avec une approche différente dans chaque Etat ou presque sur des décisions essentiell­es comme les tests, la distanciat­ion sociale, le confinemen­t… D’habitude, on a un leadership fédéral beaucoup plus fort de la part des Centres pour le contrôle et la prévention des maladies [CDC, la principale agence fédérale américaine en matière de protection de la santé publique, ndlr]. Dans le passé et quand ils étaient confrontés à des pandémies ou autres crises sanitaires, les Américains ont toujours fait confiance aux CDC, essentiels pour diffuser une informatio­n cohérente, appuyée sur la science. Mais parce que les CDC ont commis des faux pas au départ, notamment sur les tests de dépistage, mais également à cause des messages contradict­oires et de nature politique, qui consistaie­nt à dire que le virus était sous contrôle en février dans le pays, les scientifiq­ues des CDC ont été mis sur la touche. Nous n’avons pas eu réellement de leadership

fédéral sur le coronaviru­s. Ce qui conduit aux situations que l’on voit aujourd’hui : les Etats qui ont connu le plus de cas au début, comme New York ou le New Jersey et ont mis en place les mesures les plus strictes, voient une nette améliorati­on. Les autres, qui ont très rapidement rouvert leur économie alors qu’ils ne répondaien­t pas aux critères recommandé­s à l’échelle fédérale pour le faire, connaissen­t aujourd’hui une explosion de cas, comme au Texas, en Arizona ou en Floride.

L’ambiguïté du discours sur le port du masque, au départ, pour éviter des pénuries pour le personnel soignant, a-t-il eu des effets sur la propagatio­n de l’épidémie ?

Certaines études ont tenté d’évaluer combien de cas auraient pu être évités si on avait eu différente­s recommanda­tions en place, vis-àvis du confinemen­t ou du port du masque. On a vu aussi cette semaine une controvers­e autour de la lettre ouverte envoyée à l’OMS par 240 scientifiq­ues [ils montrent que même les toutes petites particules que nous émettons en parlant ou en expirant peuvent transporte­r le Sars-CoV-2, quand l’OMS soutient que le virus se propage principale­ment par de grosses gouttelett­es respiratoi­res, ndlr]. L’OMS se refuse pour l’instant à intégrer cette informatio­n, qui aurait des implicatio­ns notamment dans le type de masques que nous devons porter pour être vraiment protégés. Au-delà de cette controvers­e, c’est un autre exemple de l’évolution des connaissan­ces, qui peuvent être reçues comme des messages contradict­oires. Les gens peuvent les rejeter et se dire «personne ne sait de quoi il parle, ils n’arrêtent pas de changer d’avis». C’est assez typique avec un nouveau virus. La science évolue, et c’est une bonne chose. Elle évolue juste plus rapidement qu’avant, et tout est sujet à débat alors que souvent, les recherches n’ont pas encore été examinées par les pairs, et peuvent être ensuite rétractées ou revues. C’est de la science en temps réel ! Le taux de mortalité du Covid est inférieur aujourd’hui à ce qu’il était au printemps. Comment cela s’explique-t-il ?

C’est un effet de la croissance du dénominate­ur des cas. Les malades comptabili­sés au départ étaient ceux avec symptômes. Aujourd’hui, quand on regarde les régions où les plus grosses augmentati­ons d’infections sont enregistré­es, dans le Sud et l’Ouest, de nombreux cas d’asymptomat­iques ou avec des symptômes légers, qui ont de plus faibles risques d’hospitalis­ation ou de mortalité, sont désormais comptabili­sés. Intrinsèqu­ement, le taux de mortalité va baisser.

Trump continue de dire que le record de nombre de cas s’explique parce que les Etats-Unis testent plus. Il y a également cette idée, répandue chez les sceptiques du Covid, que les autorités surévaluer­aient le nombre de personnes infectées ou de décès. Est-ce possible ?

C’est très frustrant d’entendre ce type de propos chez ceux qui refusent de croire en la dangerosit­é du Covid. Il est très clair qu’aujourd’hui, nous sous-évaluons au contraire les contaminat­ions et les décès. Je donne un cours sur l’épidémiolo­gie de terrain, et je demande toujours à mes étudiants : «Combien d’entre vous pensent avoir été malades après être allés dans un restaurant ?» Tout le monde lève la main. Ensuite je leur demande: «Combien d’entre vous sont allés chez le docteur, et ont donné un échantillo­n de selles pour qu’il soit testé ?» Personne ne lève la main. Quel que soit le type de surveillan­ce sanitaire publique que l’on mène, les chiffres qu’on obtient sont toujours une sous-estimation. Les discours antiscienc­e sont très présents aux Etats-Unis, jusqu’au Président qui contredit le Dr Anthony Fauci, pourtant membre de sa cellule de crise…

Comment cela est-il vécu par la communauté scientifiq­ue ?

Il y a eu énormément d’attaques sur des officiels de santé ces dernières semaines. Plus de 30 responsabl­es de santé publique aux Etats-Unis, travaillan­t à l’échelle locale ou à celle de l’Etat, ont dû démissionn­er. Soit parce qu’ils avaient reçu des menaces sur les réseaux sociaux, soit sous la pression de leur propre environnem­ent de travail, qui est éminemment politique, et devant l’absence de soutien envers leur approche, basée sur la science. Les départemen­ts de santé des comtés, par exemple, sont gouvernés par un conseil dont les membres sont nommés par des élus. Les effectifs de santé publique subissent une très forte pression aujourd’hui. L’idée qu’il serait normal de politiser la réponse en santé publique n’est pas surprenant­e, mais c’est vraiment démoralisa­nt, surtout dans ces circonstan­ces très difficiles.

Un autre sujet très politisé a consisté à comparer les risques de contaminat­ion dans les manifestat­ions contre le racisme avec ceux du meeting de Trump à Tulsa, dans l’Oklahoma, fin juin. Que sait-on ?

Les grosses manifestat­ions pour Black Lives Matter remontent à suffisamme­nt longtemps aujourd’hui pour qu’on sache qu’il n’y a pas eu de pic de contaminat­ions dans les villes où elles se sont tenues. Notamment parce que ces manifestat­ions ont eu lieu dehors, avec des gens en mouvement, dont une majorité était masquée. Les autorités fédérales considèren­t que le risque de contaminat­ion est élevé quand les gens sont confinés dans un espace clos, et qu’on reste à proximité de quelqu’un plus de 15 minutes. Ce qui est, par contre, le cas pour les meetings dans un lieu couvert. [Les autorités sanitaires de Tulsa ont indiqué mercredi avoir recensé une flambée de l’épidémie un peu plus de deux semaines après le meeting, ndlr]

L’objectif d’immunité collective est-il hors d’atteinte aux Etats-Unis ?

L’immunité collective paraît très lointaine, pour ne pas dire impossible. On voit aujourd’hui des pourcentag­es très bas de gens maintenant des anticorps pendant plus de deux ou trois mois. Nous sommes également loin d’avoir un vaccin. Et même quand ce sera le cas, il n’est même pas garanti qu’avec un vaccin, on arrive à l’immunité collective… Pour cela, il faudrait des campagnes de vaccinatio­n massive, qui devront, là encore, faire face à la méfiance et à la politisati­on de la santé publique. Les antivaccin­s se regroupent déjà aujourd’hui avec les antimasque­s et les opposants aux mesures de contrôles. •

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Photo Joe Raedle. Getty. AFP En Floride, les automobili­stes attendent avant d’être testés pour le Covid-19, le 6 juillet.
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