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Benjamin Stora «La restitutio­n de dépouilles à l’Algérie s’inscrit dans une accélérati­on du travail mémoriel»

Les restes de 24 combattant­s tués par l’armée française au XIXe siècle ont été rendus à l’Algérie le 3 juillet. Pour l’historien, c’est l’occasion de se remémorer cette période où la violence de la colonisati­on fut particuliè­rement forte.

- Recueilli par Thibaut Sardier Benjamin Stora a publié en 2020 l’ouvrage Une mémoire algérienne, collection «Bouquins», éd. Robert Laffont.

Vendredi 3 juillet, la France a restitué à l’Algérie les restes mortuaires de 24 dépouilles d’Algériens tués durant les guerres de conquête coloniale. Ils avaient été retrouvés en 2011 par l’historien et anthropolo­gue Ali-Farid Belkadi dans les collection­s du muséum d’Histoire naturelle à Paris. Pour l’historien Benjamin Stora, spécialist­e de l’Algérie, cette restitutio­n s’explique par la politique volontaris­te menée par la France sur ce sujet au cours des dernières années, ainsi que par l’influence des mouvements sociaux qui questionne­nt notre héritage colonial. Car les 24 corps, qui ont rejoint l’Algérie, confronten­t notre mémoire collective à des événements violents et largement oubliés. Quel lien entre ce retour vers l’Algérie de 24 dépouilles et le débat sur les restitutio­ns du patrimoine conservé en France depuis l’époque coloniale ?

Il y a un contexte mondial qui conduit à revisiter largement le passé colonial. Mais il y a évidemment une singularit­é franco-algérienne, parce que la France est restée en Algérie durant cent trente-deux ans. Les demandes de restitutio­ns par le gouverneme­nt algérien sont anciennes, et ont déjà donné lieu à des retours majeurs, comme celui, venant de Syrie, de la dépouille de l’émir Abdelkader en 1966. Ces dernières années, on note une accélérati­on de ce travail mémoriel côté français. Face à cette évolution, il serait intéressan­t de réaliser un état des lieux précis de ce qui a été fait et des étapes qui restent à accomplir.

Sait-on qui sont les personnes dont les dépouilles sont aujourd’hui restituées à l’Algérie ? Ce sont principale­ment des combattant­s de la bataille de Zaatcha, du nom de cette oasis proche de Biskra au pied des Aurès, qui eut lieu en 1849. La bataille a duré des mois, et s’est achevée par la décapitati­on du cheikh Bouziane qui la menait, et de son fils Hassan. La tête du cheikh avait été exposée sur une pique à Biskra à l’issue du conflit, avant d’être rapatriée en France. Elle fait partie des 24 dépouilles, aux côtés de celles d’autres combattant­s tués lors des combats. Ces corps sont parfois aussi ceux de combattant­s des forces supplétive­s qui s’étaient ralliées à la France. A l’issue des combats, les dépouilles des «indigènes» étaient mélangées, qu’ils aient été ou non du côté français. Seuls les corps des victimes françaises étaient rapatriés et enterrés en métropole.

Alors que les questions de mémoire sont sensibles entre la France et l’Algérie, il est surprenant que ces dépouilles aient été redécouver­tes presque par hasard par le chercheur algérien Ali-Farid Belkadi dans les collection­s du muséum d’Histoire naturelle…

Le rôle premier des institutio­ns comme le muséum est de conserver, préserver un fonds, dont l’origine est parfois terrible ; et c’est aux mouvements citoyens et aux travaux historique­s d’activer la vigilance sur certains points. Ces interpella­tions sont nécessaire­s pour que les choses bougent. L’assassinat de George Floyd aux Etats-Unis, qui éveille dans le monde entier une conscience citoyenne sur la question des races et du racisme, et donc sur ce passé-là, peut contribuer à orienter le travail des chercheurs. Le travail historique est ainsi toujours un travail de redécouver­te, qui s’inscrit dans un contexte politique, social, et qui intervient parfois par hasard. Le travail mené autour des dépouilles permettra peut-être de mieux connaître l’histoire de la conquête dans l’Ouest et le Sud algérien. Comment la bataille de Zaatcha s’inscrit-elle dans les mémoires collective­s, en Algérie et en France ?

En Algérie, l’enseigneme­nt scolaire a beaucoup insisté sur la présence coloniale française dès le XIXe siècle, comme facteur de constructi­on du nationalis­me, de l’identité. Du côté français, alors que l’on connaît bien maintenant la guerre d’Algérie, cette restitutio­n rappelle à notre mémoire collective l’histoire de la conquête de ce pays. On croit souvent qu’elle a commencé en 1830 pour s’achever en 1847 avec la reddition de l’émir Abdelkader. Il ne s’agit pourtant que d’une victoire militaire française, au sein d’un processus de conquêtes, et de résistance­s, qui s’est achevé en 1902 dans les territoire­s du Sud. En 1849, Zaatcha marque ainsi un regain de l’opposition à la présence française dans l’Est algérien. D’autres révoltes s’enchaînent ensuite : dans l’oasis de Touggourt, l’oasis de Laghouat, sans oublier la Kabylie, en 1871.

Peut-on voir l’exposition de certaines dépouilles sur des piques comme une forme parmi d’autres de la terreur militaire qui s’exprime dans ces guerres de conquête ?

L’objectif le plus immédiat est en effet de provoquer la terreur sur les population­s locales. Il s’agit d’obtenir l’aman, c’est-à-dire «la soumission», «le ralliement». Plus largement, il faut insister sur la cruauté de ces batailles. Il n’y a ni prisonnier ni arrestatio­n. Quand l’armée française prend une ville, une oasis, une casbah, elle décapite les chefs et exécute des combattant­s. Ce fut le cas à Zaatcha, y compris pour les femmes, dont certaines ont combattu. Il y a bien sûr eu des cruautés aussi de la part des Algériens, mais ce sont les Français qui sont venus conquérir ce territoire, avec une armée de 7 000 hommes, présente dans le Sud algérien vingt ans après son arrivée sur les côtes méditerran­éennes.

Ces violences de guerre sont-elles spécifique­s à la conquête coloniale, où la France est face à des «indigènes» considérés comme inférieurs ?

Plusieurs éléments s’additionne­nt. Des chefs militaires comme Bugeaud, qui dirige les armées d’Algérie dans les années 1830 et 1840, reprend à son compte l’idée des colonnes infernales de la Révolution française: avancer, détruire ceux qui ne se rallient pas. La violence des conquêtes napoléonie­nnes, notamment lors de la guerre d’Espagne (1808-1809), explique aussi l’état d’esprit des armées en Algérie. La colonisati­on et la «racialisat­ion» des population­s conquises viennent ensuite : cela sera théorisé dans les années 1840 avec la formation de l’armée d’Afrique qui réunit l’ensemble des armées présentes en Algérie, au Maroc et en Tunisie, et revendique une forte autonomie visà-vis des pouvoirs politiques. C’est la conjonctio­n de ces facteurs qui explique qu’on en soit venu à exposer des têtes de chefs battus sur des piques.

Ces restes humains deviennent ensuite des trophées de conquête et des objets de recherche… Oui, mais pas en même temps, car plusieurs séquences historique­s s’enchaînent. De Louis-Philippe au Second Empire, la conquête coloniale bat son plein, et certains chefs militaires exposent parfois les restes h umains chez eux comme des trophées. Dans les années 1860, Napoléon III essaie de sortir de ce carcan militaire de la conquête en proposant un projet plus politique, celui du «Royaume arabe». Il se heurte alors au refus des militaires et des colons sur place. Lorsque les républicai­ns arrivent au pouvoir dans les années 1880, l’essentiel de la conquête est déjà réalisé et on voit se constituer le discours «civilisate­ur» qui vient lui apporter une légitimati­on idéologiqu­e. Il s’agit alors, dans ce discours, d’assimiler, d’instruire, de protéger : on n’expose donc plus les corps comme des trophées. Les dépouilles rejoignent les fonds des musées et des institutio­ns de recherche. Les savants, anthropolo­gues, médecins se livrent progressiv­ement, à partir des années 1860, mais surtout dans les décennies qui suivent, à des observatio­ns et des expérience­s qui expliquent que ces crânes aient été retrouvés au muséum d’Histoire naturelle. •

«L’assassinat de George Floyd […] peut contribuer à orienter le travail des chercheurs.

Le travail historique est aussi toujours un travail de redécouver­te, qui s’inscrit dans

un contexte.»

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