J’embrasse pas
Face au virus, la règle du «touche-moi pas» s’est généralisée. Il ne s’agit plus seulement d’éviter que le frôlement soit source de déplaisir, mais d’anéantir la possibilité de la contagion.
«Touche-moi pas !» C’était, il y a douze ans, une phrase lancée par un visiteur du Salon de l’agriculture à un président de la République qui s’apprêtait machinalement à lui serrer la main. De l’échange qui a suivi, on a retenu la brutalité de la réaction de Nicolas Sarkozy : un Président ne devrait pas dire «casse-toi pauv’con», même à l’adresse d’un passant qui refuse le moindre contact physique avec lui. Des millions de vues sur Internet, des milliers d’articles et quelques livres ont été consacrés à cette réplique présidentielle. Elle est devenue à elle seule le symbole d’une désacralisation de la fonction présidentielle qu’aucun des successeurs de Sarkozy n’a su (ou voulu) enrayer. Aujourd’hui, c’est du point de départ de la scène dont il faudrait se souvenir : avec les gestes barrières, la règle du «touche-moi pas» s’est généralisée. Face à un virus invisible, la norme est de limiter drastiquement les expériences tactiles. Sauf par une inadvertance qui leur est immédiatement reprochée, les chefs d’Etat ont renoncé au rituel de la poignée de main filmée. Si elle soustrait les puissants à la colère des électeurs, l’adoption de cette mesure d’immunité ne va pas sans inconfort.
La distanciation humaine n’est pas seulement physique, elle a aussi un sens moral. Le sociologue Erving Goffman appelle «territoire du moi» l’espace qui entoure le corps d’un individu et où l’incursion d’autrui est perçue avec déplaisir. Aucune loi objective ne délimite cet espace, l’autre est contraint d’interpréter les marqueurs qui lui indiquent le permis et le défendu. Dans une situation normale, tout dépend de la grammaire sociale des lieux que l’on traverse. Admise sur une piste de danse, la promiscuité des corps devient pénible dans le métro ou dans un ascenseur. Il revient au sujet qui entend préserver son espace d’émettre les bons signaux et à celui qui le rencontre de les comprendre en s’éloignant au moment opportun.
Que le coronavirus soit dans les corps ou seulement dans les têtes, il a déjà modifié en profondeur cette grammaire. Il ne s’agit plus seulement d’éviter que le frôlement soit interprété comme un attouchement, mais de réduire à rien la possibilité de la contagion. La chose n’est pas trop difficile quand il s’agit de signifier à un inconnu qu’il doit garder ses distances. Même les Latins, supposés plus tactiles que les habitants du nord de l’Europe, semblent s’être accoutumés à l’éthique sanitaire de la distanciation. Les choses sont plus complexes avec des relations perdues de vue depuis le confinement. Combien de fois par jour, devant un corps qui se tend à notre approche ou s’éloigne devant la menace d’une bise, sommes-nous contraints de réprimer un geste spontané ? Bien que le sens soit le même, le refus s’énonce rarement sous la forme abrupte du «touchemoi pas». Lorsqu’un regard ne suffit pas à décourager les habitudes du monde d’avant, un énoncé devient nécessaire : «Geste barrière», «Gardons nos distances», «J’embrasse pas».
Avant la pandémie, les discours sur ce qui, de son propre corps, n’est pas négociable étaient le plus souvent réservés à des relations qui mêlent l’intime et le commerce. La formule «J’embrasse pas» était typique d’un(e) prostitué(e) qui indique par avance les limites de ses prestations. Il s’agit toujours d’une affirmation de territoire et d’un moyen d’éviter les mauvaises interprétations : «Ne te fais pas d’illusions, je te livre quelque chose de mon corps en échange de ton argent, mais je garde l’essentiel pour moi.»
Les sociétés ont ritualisé les manières de toucher et d’embrasser pour éviter une gêne qui mène parfois à la violence. On fait deux bises dans certaines régions françaises, trois ou quatre dans d’autres : ce genre de savoir évite d’avoir à renégocier nos interactions physiques à chaque nouvelle rencontre. L’intériorisation des gestes barrières répond au même impératif de paix sociale, mais par le bas. Pour qu’une conduite d’évitement ne soit pas perçue comme une offense (Sarkozy qui ne supporte pas que quelqu’un refuse de lui serrer la main), on évite tout le monde tout le temps. Ce qui, désormais, va sans dire c’est de ne plus se toucher. A ce compte, personne n’est contaminé et personne n’est blessé. Le seul risque est que chacun se retrouve seul à habiter le territoire de son moi. •
Avant le Covid, les discours sur ce qui, de son propre corps, n’est pas négociable étaient réservés à des relations qui mêlent l’intime
et le commerce. La formule «J’embrasse pas» était typique d’un(e) prostitué(e) qui indique
les limites de ses prestations.