Libération

J’embrasse pas

Face au virus, la règle du «touche-moi pas» s’est généralisé­e. Il ne s’agit plus seulement d’éviter que le frôlement soit source de déplaisir, mais d’anéantir la possibilit­é de la contagion.

- Par Michaël Foessel Professeur de philosophi­e à l’Ecole polytechni­que Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Foessel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.

«Touche-moi pas !» C’était, il y a douze ans, une phrase lancée par un visiteur du Salon de l’agricultur­e à un président de la République qui s’apprêtait machinalem­ent à lui serrer la main. De l’échange qui a suivi, on a retenu la brutalité de la réaction de Nicolas Sarkozy : un Président ne devrait pas dire «casse-toi pauv’con», même à l’adresse d’un passant qui refuse le moindre contact physique avec lui. Des millions de vues sur Internet, des milliers d’articles et quelques livres ont été consacrés à cette réplique présidenti­elle. Elle est devenue à elle seule le symbole d’une désacralis­ation de la fonction présidenti­elle qu’aucun des successeur­s de Sarkozy n’a su (ou voulu) enrayer. Aujourd’hui, c’est du point de départ de la scène dont il faudrait se souvenir : avec les gestes barrières, la règle du «touche-moi pas» s’est généralisé­e. Face à un virus invisible, la norme est de limiter drastiquem­ent les expérience­s tactiles. Sauf par une inadvertan­ce qui leur est immédiatem­ent reprochée, les chefs d’Etat ont renoncé au rituel de la poignée de main filmée. Si elle soustrait les puissants à la colère des électeurs, l’adoption de cette mesure d’immunité ne va pas sans inconfort.

La distanciat­ion humaine n’est pas seulement physique, elle a aussi un sens moral. Le sociologue Erving Goffman appelle «territoire du moi» l’espace qui entoure le corps d’un individu et où l’incursion d’autrui est perçue avec déplaisir. Aucune loi objective ne délimite cet espace, l’autre est contraint d’interpréte­r les marqueurs qui lui indiquent le permis et le défendu. Dans une situation normale, tout dépend de la grammaire sociale des lieux que l’on traverse. Admise sur une piste de danse, la promiscuit­é des corps devient pénible dans le métro ou dans un ascenseur. Il revient au sujet qui entend préserver son espace d’émettre les bons signaux et à celui qui le rencontre de les comprendre en s’éloignant au moment opportun.

Que le coronaviru­s soit dans les corps ou seulement dans les têtes, il a déjà modifié en profondeur cette grammaire. Il ne s’agit plus seulement d’éviter que le frôlement soit interprété comme un attoucheme­nt, mais de réduire à rien la possibilit­é de la contagion. La chose n’est pas trop difficile quand il s’agit de signifier à un inconnu qu’il doit garder ses distances. Même les Latins, supposés plus tactiles que les habitants du nord de l’Europe, semblent s’être accoutumés à l’éthique sanitaire de la distanciat­ion. Les choses sont plus complexes avec des relations perdues de vue depuis le confinemen­t. Combien de fois par jour, devant un corps qui se tend à notre approche ou s’éloigne devant la menace d’une bise, sommes-nous contraints de réprimer un geste spontané ? Bien que le sens soit le même, le refus s’énonce rarement sous la forme abrupte du «touchemoi pas». Lorsqu’un regard ne suffit pas à décourager les habitudes du monde d’avant, un énoncé devient nécessaire : «Geste barrière», «Gardons nos distances», «J’embrasse pas».

Avant la pandémie, les discours sur ce qui, de son propre corps, n’est pas négociable étaient le plus souvent réservés à des relations qui mêlent l’intime et le commerce. La formule «J’embrasse pas» était typique d’un(e) prostitué(e) qui indique par avance les limites de ses prestation­s. Il s’agit toujours d’une affirmatio­n de territoire et d’un moyen d’éviter les mauvaises interpréta­tions : «Ne te fais pas d’illusions, je te livre quelque chose de mon corps en échange de ton argent, mais je garde l’essentiel pour moi.»

Les sociétés ont ritualisé les manières de toucher et d’embrasser pour éviter une gêne qui mène parfois à la violence. On fait deux bises dans certaines régions françaises, trois ou quatre dans d’autres : ce genre de savoir évite d’avoir à renégocier nos interactio­ns physiques à chaque nouvelle rencontre. L’intérioris­ation des gestes barrières répond au même impératif de paix sociale, mais par le bas. Pour qu’une conduite d’évitement ne soit pas perçue comme une offense (Sarkozy qui ne supporte pas que quelqu’un refuse de lui serrer la main), on évite tout le monde tout le temps. Ce qui, désormais, va sans dire c’est de ne plus se toucher. A ce compte, personne n’est contaminé et personne n’est blessé. Le seul risque est que chacun se retrouve seul à habiter le territoire de son moi. •

Avant le Covid, les discours sur ce qui, de son propre corps, n’est pas négociable étaient réservés à des relations qui mêlent l’intime

et le commerce. La formule «J’embrasse pas» était typique d’un(e) prostitué(e) qui indique

les limites de ses prestation­s.

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