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Jeanne Brun, bouffée d’air au musée Zadkine

Technicien­s, artistes ou directeurs, ils ont tous été bouleversé­s par la crise sanitaire ou ont inventé des façons de s’en relever. Pour «Libé», ils racontent une profession ébranlée.

- Élisabeth Franck-Dumas Photo Marie Rouge

Il y a des endroits qu’on garde jalousemen­t, même si l’on en parle à longueur d’articles. Des lieux qu’on aime cachés, mais dont on aimerait pourtant aussi qu’ils soient mieux connus. Le musée Zadkine, niché dans son joli jardin au fond d’une impasse à Paris (VIe), est de ces paradoxes-là. C’est l’un des plus petits musées de la Ville de Paris, sis dans l’ancienne maison et l’atelier du sculpteur Ossip Zadkine (1890-1967). Un musée d’habitués, qui a vu sa fréquentat­ion grimper gentiment ces dernières années, notamment grâce à de formidable­s expos transversa­les comme «Etre Pierre» ou «le Rêveur de la forêt», mais qui reste encore en dessous des radars. Est-ce que, désormais, tout cela va changer ? L’époque n’est plus aux grosses machines, aux exposition­s blockbuste­rs, aux immenses files d’attente où l’on s’échange des miasmes. Le modèle Zadkine –qui repose sur une seule exposition annuelle, mûrement réfléchie, ainsi qu’une riche collection bien mise en valeur – pourrait en faire un exemple pour ces temps incertains. Ça, et l’arrivée de sa nouvelle directrice, Jeanne Brun, même pas 40 ans, nommée à la fin du mois de février, dont le fan-club s’accorde à dire qu’elle est la personne qu’il fallait à ce lieu – à moins que ce ne soit le contraire.

Incertitud­es.

«C’est un musée qui lui va bien, un petit volume mais un joyau, juge Claire Le Restif, directrice du Crédac à Ivrysur-Seine (Val-deMarne), où Jeanne Brun siège au conseil d’administra­tion. Jeanne est un mélange de modestie, de pertinence et d’intelligen­ce brillante.» «C’est parfait, dans la période qui s’ouvre, un petit musée avec une collection riche, approuve le commissair­e et organisate­ur de foire Stéphane Corréard, dont elle a édité un ouvrage. Cela force à être intelligen­t.» Et Jeanne Brun n’aura pas trop à se forcer, pour être intelligen­te. L’on aurait aussi pu commencer par là: la nouvelle directrice est une vraie tronche. Entrée major à l’Ecole des Chartes, où sa thèse sur un artiste un peu obscur du mouvement dada, Georges Ribemont-Dessaignes, a reçu le prix de la meilleure thèse en histoire de l’art, elle avait rédigé pour «le Rêveur de la forêt», dont elle était co-commissair­e, un essai bluffant sur le positivism­e et la sauvagerie.

On la rencontre un après-midi de juin, dans le jardin du musée, sous les fenêtres de son bureau. Les incertitud­es liées au déconfinem­ent ont tranché en faveur d’une fermeture jusqu’en septembre, et la jachère a été mise à profit pour refaire les sols et d’autres travaux. Mais à part ça, Jeanne Brun compte garder le cap. «Ce qui est intéressan­t ici, c’est que l’on ne fera jamais venir des millions de visiteurs : techniquem­ent, pratiqueme­nt, on ne peut pas, estime-t-elle. En revanche, on peut travailler la rencontre entre le public et l’art, que ce soit l’oeuvre de Zadkine ou l’art contempora­in, d’une manière qui n’est pas du tout élitiste mais au contraire intime.» Comme l’a fait avant elle l’ex-directrice Noëlle Chabert, dont elle compte «respecter l’identité qu’elle a contribué à forger pour le musée», même si Jeanne Brun voit aussi des opportunit­és de faire rayonner encore davantage l’oeuvre du sculpteur, «pionnier de la modernité», pour «l’ouvrir à des publics plus divers».

Initiative­s.

Elle revient beaucoup sur cette histoire de rencontre, d’ouverture au plus grand nombre: c’est comme cela qu’ellemême s’est attachée à l’art. Issue d’une famille de la classe moyenne qui n’a «jamais manqué de rien», de mère vietnamien­ne et indienne et de père français né en Algérie, elle évoque «une forme de tabou dans la transmissi­on de leurs cultures respective­s, si bien qu’on n’était pas dans un rapport à la culture qui était familial». Représenta­nte d’un système «qui fonctionna­it très bien», elle découvre une culture autre, «quelque chose qu’on ne comprend pas mais qui donne envie», grâce à ses enseignant­s, notamment une prof de français qui emmenait ses élèves au théâtre du coin, la très pointue Ferme du Buisson, à Noisiel (Seine-et-Marne), et leur fit découvrir les pièces de Bernard-Marie Koltès.

Durant l’Ecole des Chartes Jeanne Brun prend la tangente, passe le concours de l’Institut national du patrimoine et arrive à la tête des collection­s du musée d’Art moderne de Saint-Etienne à 26 ans. Elle y passera six belles années, lors desquelles elle découvre néanmoins la «validité du combat féministe», et ce dès le premier jour, où elle fut d’abord prise, «en toute bienveilla­nce», pour une stagiaire : «L’on ne peut pas se figurer, pour remplacer un homme d’un certain âge, une toute jeune femme.»

Au Fonds d’art contempora­in-Paris Collection­s (ancien FMAC), où elle passe ensuite cinq ans à gérer et enrichir les collection­s de la Ville (acquisitio­n d’oeuvres signées Julien Carreyn, Randa Maroufi, Nina Childress, Eric Baudelaire ou Malala Andrialavi­drazana…), elle travaille encore à «aller chercher le public», à travers des programmes comme «Une oeuvre à l’école», qui existait, et de nouvelles initiative­s, prêts d’oeuvres à des centres sociaux, Ehpad ou centres d’hébergemen­t. Un parcours un peu atypique, que son premier maître de stage, Laurent Le Bon, président du musée Picasso, juge ainsi : «Elle a pris des chemins de traverse, des postes assez difficiles, et même avant, pour son sujet de thèse, le choix d’un dada plutôt qu’un surréalist­e n’était pas banal, réfléchit-il. Mais ça y est, elle sort un peu du bois, et va pouvoir montrer tout son talent.» Le sien, et celui de son musée.

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Le musée Zadkine, où Jeanne Brun a été nommée directrice fin février, est fermé jusqu’en septembre.

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