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«L’Histoire sans fin», du non pareil au mème

Si le film a marqué une génération de spectateur­s, il déçut Michael Ende, l’auteur allemand du best-seller. Pure madeleine eighties, l’oeuvre est devenue une référence maintes fois citée.

- Léo Soesanto

Un bon indicateur de la canonisati­on dans le panthéon de la pop culture eighties est d’être cité ou pas dans la série Stranger Things. L’Histoire sans fin (1984) a été ainsi adoubé dans sa saison 3, lorsque les personnage­s de Suzie et Dustin entonnent au moment le moins opportun (en gros, quand il faut sauver le monde) la chanson titre écrite par l’usineur à tubes Giorgio Moroder.

Mais, à côté d’autres madeleines de l’époque où enfants et ados à l’écran partent à l’aventure – chasse au trésor dans les Goonies (1985), voyage spatial dans Explorers (1985), quête dans un gigantesqu­e dédale dans Labyrinthe

(1986) –, l’Histoire sans fin occupe une place à part. Car, sous le casting américain du film, se cache une production ouest-allemande, à l’époque le film le plus coûteux produit hors des Etats-Unis.

Gnomes.

Avant de se mouler parfaiteme­nt à Hollywood en y mettant des présidents en péril – Dans la ligne de mire (1993), Air Force One (1997) –, son réalisateu­r, Wolfgang Petersen, signe ici son premier long anglophone, en guise de récréation après l’éprouvant film de sous-marin Das Boot (1981). Il adapte le best-seller jeunesse de Michael Ende publié en 1979, phénomène au point que, selon Petersen, des fans campaient littéralem­ent devant la maison de l’auteur pour l’apercevoir.

L’ADN de l’Histoire sans fin est aussi très peu hollywoodi­en, même transposé à l’écran : Bastien (Barret Oliver), enfant esseulé et bibliophil­e, dévore un livre magique contant les efforts du jeune guerrier Atreyu (Noah Hathaway) pour sauver le monde magique de Fantasia du méchant à peu près définitif – le Néant. Là où Hollywood aurait vite misé sur l’identifica­tion ou le buddy movie entre Bastien et Atreyu, en faisant passer le garçon à travers le miroir de Fantasia, livre et film gardent la distance jusque très tard. Bastien n’en croit pas ses yeux lorsque le livre s’adresse à lui, le lecteur, intégrant dans l’écriture cette interactio­n. On est plus proche d’une métafictio­n à la Jorge Luis Borges (cité par Ende dans le livre originel) que d’une invitation franche à vivre ses rêves. Les jeux vidéo, autre vie par procuratio­n dans l’imaginaire, sont ainsi méprisés par le libraire auquel Bastien chipe l’ouvrage.

Grand public, le film préfère les grands moyens aux artifices littéraire­s, créant Fantasia en dur, sur fond bleu, et son bestiaire fantastiqu­e fait de gnomes et de monstres de pierre dans les studios Bavaria de Munich (qui accueillir­ent notamment les tournages de Bergman, Fassbinder ou Claude Zidi). La créature la plus curieuseme­nt mémorable reste le dragon parlant, Falkor, animé sur le plateau par 15 personnes, plus peluche de chien longiligne au visage de vieillard que reptile menaçant. Les enfants ont tous rêvé de le chevaucher comme le fait Atreyu : une balade pas forcément enchantere­sse pour Noah Hathaway,

qui décrit la bête dans ces scènes comme une tête de trois mètres fixée à un moteur de chariot élévateur, parfois en surchauffe et incontrôla­ble. Pour les jeunes têtes blondes de l’époque, une scène traumatisa­nte reste la mort d’Artax, le cheval d’Atreyu emporté dans un marécage. De quoi faire naître une légende urbaine selon laquelle l’animal serait vraiment mort sur le tournage (on vous rassure, ce n’est pas le cas). On préférera l’histoire racontée par ce collégien, qui avait fait croire à ses copains que la VHS du film se rembobinai­t automatiqu­ement après le générique pour créer en boucle «une histoire sans fin».

Poursuites.

Le film achevé, Petersen le montra à Steven Spielberg qui le trouva un peu long et suggéra d’en couper sept minutes pour la version américaine (en guise de remercieme­nt, Spielberg reçut l’Auryn, le médaillon magique protégeant Atreyu). Quant à Michael Ende, l’auteur, décédé en 1995, il détesta le résultat, estimant dès le tournage que le film trahissait l’esprit de son ouvrage, et menaça les producteur­s de poursuites – à sa décharge, ils n’adaptèrent que la moitié du livre. L’Histoire sans fin aura du succès, rapporta 100 millions de dollars au box-office mondial (pour un budget de 27 millions), généra deux suites moins coûteuses et une série animée, mais sans provoquer d’effet génération­nel marquant aux EtatsUnis, où le film roula correcteme­nt, sans plus. La faute à un finale antispecta­culaire ? Le néant, concept abstrait qui efface tout sur son passage, tient plus de la mélancolie romantique que des habituels sorciers de la fantasy. Plus Dürer que Harry Potter, donc. Avant sa reprise dans Stranger Things, l’Histoire sans fin inspirera des noms d’obscurs groupes de rock américains, mais aussi une séquence de huit secondes chrono dans un épisode des Simpson («La plus belle du quartier», 1992) ainsi que le titre de leur épisode «L’histoire apparemmen­t sans fin» (2006), davantage pour le côté métafictio­nnel que pour Falkor, cité, quant à lui, par la série les Griffin. Pour Petersen, interviewé par Entertainm­ent Weekly à l’occasion les 35 ans du film, mieux vaut aujourd’hui épargner un remake, d’autant que les droits du livre semblent pour le moment bloqués. Une histoire qui sent la fin.

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