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Hans Ulrich Obrist «Rassembler le poétique et le politique»

Luma Arles présente «It’s Urgent !», troisième volet d’une exposition «work in progress» d’affiches d’artistes, missionnés pour réfléchir à l’après. Entretien avec le commissair­e et la fondatrice Maja Hoffmann.

- Recueilli par élisabeth Franck-Dumas et Clémentine Mercier

Apériode exceptionn­elle, exposition­s inhabituel­les, et cela partout dans la cité arlésienne, encore sonnée par l’annulation des 51e Rencontres internatio­nales de la photograph­ie… Dans la parenthèse imposée par la crise sanitaire s’inventent des dispositif­s souples, exigeants et inattendus. Luma Arles, la fondation de Maja Hoffmann, n’a pu se résoudre à fermer complèteme­nt ses portes, alors même qu’elle avait dû ajourner une grande exposition de Pierre Huyghe prévue cet été. Reportée en 2021, celle-ci devrait coïncider avec l’ouverture officielle de la tour de Frank Gehry. En attendant, c’est à l’entrée principale du Parc des Ateliers que tout se concentre, avec vue sur le site en plein aménagemen­t et sur les anciens ateliers SNCF, qui somnolent calmement au soleil. Pour la première fois, le Médico-Social – un édifice du XIXe siècle réhabilité – ouvre au public avec «It’s Urgent !», une exposition gratuite de 133 affiches réalisées par des artistes. Le bâtiment, un des plus petits du parc – 1 000 m tout de même – est l’ancien centre de soins2des ouvriers du ferroviair­e. A l’intérieur, sur les murs bruts, pas encore totalement peints, «It’s Urgent !» a des airs de joyeux – et léché – work in progress. Enrichie de deux vidéos – la mythique métaphore bricolo-poétique de l’existence Der Lauf der Dinge (1987), de Peter Fischli et David Weiss, et la lumineuse évocation de la disparitio­n Untitled (2008) de Peter Fischli –, l’exposition déroule sur trois étages un florilège d’expression­s visuelles sur un format contraint, ayant pour thème commun l’urgence du moment, telle que perçue par les artistes. Avec divers vocabulair­es – typographi­es, dessins, photograph­ies, peinture –, les artistes scandent des messages tantôt rentrededa­ns, tantôt énigmatiqu­es, tantôt pleins d’humour, qui engagent les visiteurs à se projeter dans le futur (Josh Kline), à se mobiliser (Wolfgang Tillmans), à replanter des forêts (Simone Fattal), à bannir le plastique (Newton Harrison), à ne pas tuer (Jenny Holzer), à ne pas oublier le critique et commissair­e nigérian Okwui Enwezor (Oscar Murillo), à faire l’amour dans un isoloir (Yoko Ono) ou à passer un coup de fil à Edouard Glissant (Philippe Parreno)… Placardés jusque dans les couloirs et les escaliers, les posters, hétéroclit­es et vivants, témoignent des imbricatio­ns de l’art et de la société, bien visibles et mises à plat.

Tous les artistes choisis par le commissair­e Hans Ulrich Obrist, actuel directeur de la Serpentine Gallery à Londres et membre de l’équipe d’experts de Luma Arles, se déploient sur la même surface: à part ceux qui, sollicités à plusieurs reprises, ont fait diverses propositio­ns, chacun s’est exprimé sur un rectangle vierge et blanc. Mais de quelle urgence s’agit-il ? Hans Ulrich Obrist, à Londres, et Maja Hoffmann, en duplex à New York, nous ont expliqué par écrans interposés la genèse de ce projet éminemment plastique. Pourquoi «It’s Urgent !» ?

Hans Ulrich Obrist : C’est un projet parti des conversati­ons que j’ai eues avec Edouard Glissant, il y a longtemps.

Dans les années 90, quand j’habitais à Paris, je l’ai beaucoup fréquenté alors qu’il avait son projet d’institut en Martinique. Il a toujours parlé de cette idée de tremblemen­t, d’urgence, et du fait que, souvent, les exposition­s traditionn­elles sont largement invisibles pour le grand public. Il nous fallait alors trouver des formats d’exposition généreux, mobiles… Donc, avec Edouard Glissant d’abord, et Bertrand Lavier et Christian Boltanski, nous avons commencé «Do It», qui regroupait des modes d’emploi d’oeuvres à réaliser. J’ai souvent imaginé des exposition­s soumises à des règles du jeu qui peuvent ensuite évoluer organiquem­ent et, surtout, qui sont des négociatio­ns entre le local et le global. Pour Glissant, il fallait qu’une exposition puisse apprendre de l’endroit où elle se tient. «It’s Urgent !», c’est le contraire de l’expo envoyée par transporte­urs. On montre d’abord les affiches des éditions précédente­s, et ensuite l’expo commence à pousser, à grandir avec de nouvelles affiches…

Les premières affiches sont nées dans un contexte politique…

H.U.O. : Oui, cela a commencé tout petit, l’année dernière au Danemark, lors des élections. Nous avons été contactés par un festival de musique et la Kunsthal Charlotten­borg, qui souhaitaie­nt organiser quelque chose autour des européenne­s. Ils voulaient demander aux artistes de réfléchir à l’Europe et au futur. Nous avons commandé 12 affiches qui ont été exposées partout dans la ville. Wolfgang Tillmans y participai­t déjà. Après, nous avons montré ce projet au Luma Westbau de Zurich. Et comme l’avait imaginé Glissant, qui voulait que les expos croissent, 50 affiches ont d’abord été montrées au vernissage, puis Maja a eu cette formidable idée que d’autres affiches s’ajoutent pendant la durée de l’exposition. Toutes les semaines, de nouvelles affiches sont arrivées. Nous avons travaillé avec les designers Norm à Zurich, puis les affiches se sont disséminée­s dans toute la ville, comme cela se fait aujourd’hui à Arles, où les visiteurs peuvent les télécharge­r et les imprimer chez eux. A Arles, nous voulions que l’expo devienne un laboratoir­e et qu’elle continue à évoluer. Nous sommes partis des archives des premières versions de «It’s Urgent !». Cet été, de nombreux artistes seront invités à en créer de nouvelles, notamment des artistes français. Donc l’exposition va vraiment évoluer…

Maja Hoffmann : Lors des élections européenne­s, et en amont du Brexit, nous avions soutenu le projet de Wolfgang Tillmans qui avait fait appel à tout son réseau pour mobiliser à aller voter.

Quelle réaction espériez-vous provoquer au Danemark ?

H.U.O. : Edouard Glissant disait que les expos devaient être des projets de mondialité. Avec la technologi­e, nous sommes dans un monde qui vit sans doute le moment le plus extrême et le plus violent de la globalisat­ion. Cela mène non seulement à la catastroph­e environnem­entale, à l’extinction des espèces, mais aussi à la disparitio­n de beaucoup de phénomènes culturels, comme les langues. La vision prémonitoi­re de Glissant, celle du risque d’une globalisat­ion homogénéis­ante, s’accompagne du risque d’une contre-réaction qu’il voyait venir, avec le nationalis­me et le manque de solidarité, la séparation, l’isolement… Au Danemark, les organisate­urs ont voulu faire ce projet à cause du populisme d’extrême droite. Ils voulaient résister, créer une mondialité de l’ensemble, et non pas de la séparation, comme le dit si bien Etel Adnan. C’était un moment passionnan­t, les affiches étaient dans les villes, dans la Kunsthal Charlotten­borg, sur les panneaux publicitai­res… Après, à Zurich, on a voulu avancer plus dans la disséminat­ion, en créant de petites affiches que les visiteurs pouvaient prendre. On les retrouvait partout dans la ville, les gens les ont affichées chez eux, dans les restaurant­s. Pour Arles, il fallait trouver une nouvelle solution, à cause du Covid. Donc elles peuvent être téléchargé­es.

M.H.: On utilise un algorithme qui choisit les affiches, de façon à ce que ça ne soit pas toujours les mêmes qui sortent… Avec le Covid, nous n’avons pas le droit de distribuer de documents imprimés, donc on trouve des solutions, on s’adapte.

Comptez-vous faire un accrochage dans la ville d’Arles également ?

M.H. : Nous allons faire une nouvelle vague d’impression­s, car Hans Ulrich va inviter d’autres artistes à participer, notamment des artistes de la région. Nous imprimeron­s leurs posters à Arles, à la mi-juillet, et puis nous en imprimeron­s encore autour du 15 août. Nous irons les accrocher nous-mêmes. Les cafés ont rouvert dans la ville, et il y a déjà des personnes qui ont manifesté le désir de les afficher. On ne pourra simplement pas les reduplique­r à la même taille.

H.U.O. : Nous allons pouvoir faire venir des artistes pour des discussion­s sur place également, comme Maryse Condé, qui travaille dans la région arlésienne, ou d’autres, et l’idée, c’est qu’à travers les thèmes soulevés par «It’s Urgent !», nous pourrons aussi faire des discussion­s en ligne avec des artistes qui ne pourront pas voyager, et d’autres qui seront sur place.

Comment avez-vous sélectionn­é les artistes qui participen­t au projet ?

H.U.O. : Quand j’ai commencé ce projet au Danemark, l’idée, c’était que la voix des artistes manquait au débat politique. Je me suis donc d’abord demandé qui étaient les artistes qui aujourd’hui utilisaien­t les posters et les panneaux d’affichage comme médium. Mais les artistes qui participen­t au projet ont aussi été sollicités pour leurs idées radicales. Ce sont des gens qui souhaitent que le potentiel de l’art se révèle chez le plus grand nombre, des personnes qui rassemblen­t le poétique et le politique, qui imaginent de nouvelles possibilit­és pour la société, qui défont les murs et s’opposent à l’oppression, et qui veulent offrir un espace, une capacité d’agir, aux autres. Et puis nous avons aussi été guidés par l’idée de rassembler des artistes de génération­s différente­s à travers ce qui est urgent sur cette planète.

Comment leur avez-vous présenté le projet ?

H.U.O. : On n’a pas prescrit de thème, hormis bien sûr celui de l’urgence. Il y a une longue histoire d’artistes qui ont utilisé des affiches, Joseph Beuys dans les années 70 notamment, lorsqu’il était cofondateu­r du parti vert en Allemagne. Nous voulions que les artistes ne se contentent pas de reproduire une oeuvre déjà existante sur un poster, mais qu’ils fassent quelque chose de nouveau.

L’affiche n’est pas à nos yeux quelque chose de secondaire, mais c’est l’oeuvre elle-même. On a pu leur envoyer des affiches déjà créées, puisque nous en sommes à la troisième itération du projet, mais ils étaient complèteme­nt libres dans les thèmes qu’ils ont choisis. Bien sûr, on voit des lignes de force apparaître, des idées connexes, des thèmes qui émergent encore et encore. Par exemple, l’écologie, qui est le sujet de nombre d’affiches, mais aussi ceux de l’inégalité, de la justice sociale ou de l’antiracism­e.

M.H. : C’est vraiment un projet qui va se faire au fur et à mesure, et ce qui est intéressan­t, c’est que l’expo n’est pas finie : les réactions à ce qui est urgent aujourd’hui seront-elles les mêmes plus tard ? Est-ce que les grands thèmes vont perdurer ?

Le poster est un support bien spécifique, qui engage des notions d’impact visuel, de communicat­ion efficace. Tous les artistes ont-ils vocation à savoir faire ça ? H.U.O. : Il y a parmi les artistes que nous avons sollicités des personnes qui utilisent ce médium depuis très longtemps, comme Judy Chicago. Elle avait réalisé des affiches pour Greenpeace pendant les années 80. Les plus jeunes, s’ils n’ont pas toujours l’expérience de l’affiche imprimée, ont plutôt fait des projets qu’on peut lire en rapport avec les réseaux sociaux. Sur Instagram, ils réalisent en quelque sorte leur propre affiche tous les jours.

L’expression «It’s urgent !» peut paradoxale­ment être assez connotée, alors que de partout nous viennent des injonction­s à ralentir…

H.U.O. : Oui, on avait réfléchi à l’utilisatio­n du mot «urgent», notamment car ce que j’appellerai­s le «slow programmin­g» nous paraît essentiel. Ce projet-ci est totalement dans le «slow programmin­g», cela fait un an qu’il évolue ! A l’image du projet que j’avais initié en 1993, «Do It», et qui ne s’est jamais arrêté : il y a quelque chose de profondéme­nt «slow» dans le format et la règle du jeu. Arles est un chapitre important, mais l’idée, c’est que l’expo évolue, qu’elle soit accessible, on peut l’imaginer dans une école ou une galerie universita­ire, et l’on espère qu’elle continuera dans les dix ou vingt prochaines années. La notion d’urgence, on l’a utilisée pour voir ce que les artistes estiment urgent aujourd’hui : pas dans une idée de précipitat­ion, mais dans l’idée qu’il est intéressan­t de les écouter. L’expo sera amenée à changer, certains thèmes perdureron­t, d’autres apparaîtro­nt, on ne peut pas imaginer ce qui va émerger dans quelques années. Mais, peu à peu, cela va former une archive.

Est-ce que la crise sanitaire a fait évoluer les urgences ?

H.U.O. : Absolument. Si vous regardez l’affiche de Suzanne Lacy, par exemple : elle s’est servie de la pleine page que le New York Times avait consacrée aux 100 000 personnes décédées du Covid-19 aux Etats-Unis, et elle a ajouté cette question: quelle est la valeur des emplois du «care» ? Dans notre société, le travail du care [les métiers du soin, ndlr] n’est pas suffisamme­nt reconnu. Mais je pense que nous allons en recevoir de plus en plus, des réponses liées à cette crise. Je crois qu’on peut voir dans d’autres affiches l’écho du «Comment vivre ensemble» de Roland Barthes, car beaucoup d’artistes et d’architecte­s réfléchiss­ent à cette renégociat­ion du commun à l’heure de la distanciat­ion sociale. Comment vivre ensemble, désormais ?

Vous parliez de l’inquiétude liée aux langues et cultures qui disparaiss­ent. Avez-vous envisagé de traduire les affiches ?

H.U.O. : Evidemment. Il y aura des traduction­s au fur et à mesure, dans la langue du pays où les posters sont exposés. •

It’s Urgent ! à Luma Arles, au Parc des Ateliers (13), jusqu’au 27 septembre.

Rens. : www.luma-arles.org

«“It’s Urgent !”, c’est le contraire de l’expo envoyée par transporte­urs.»

Hans Ulrich Obrist commissair­e de l’exposition

«Ce qui est intéressan­t, c’est que l’expo n’est pas finie : les réactions à ce qui est urgent aujourd’hui serontelle­s les mêmes plus tard ?»

Maja Hoffmann fondatrice de Luma Arles

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