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Ciné / Louis de Funès, cas de farce majeur

Pour sa réouvertur­e, la Cinémathèq­ue française consacre une rétrospect­ive à la plus gesticulan­te des stars comiques françaises, révélant les forces et les paradoxes d’un impérissab­le héros national.

- Léo Soesanto

Longtemps la France a regardé les films de Louis de Funès à la télévision. Chaque rediffusio­n, avant et depuis sa mort en 1983, est raccord avec le dernier plan de son Hibernatus (1969) où il finit surgelé dans un bloc de glace. La (re) décongélat­ion, en 2020, devait se faire en grande pompe, avec une rétrospect­ive et une exposition à la Cinémathèq­ue française le 1er avril. Et pois(s)on de Covid oblige, l’opportunit­é de jouer la carte d’une théorie de l’acteur, pas forcément populaire en France, fut repoussée jusqu’à ce 15 juillet. Cela aurait sûrement énervé le fou de contrôle qu’était De Funès, complexé de son vivant par le peu de considérat­ion de la critique à son égard. D’autant que la rétro aura déjà eu lieu, en partie, pendant le confinemen­t à la télévision (encore), avec le passage de quinze de ses films, et toujours des records d’audience (5,3 millions de spectateur­s pour la Folie des grandeurs, 1971, le 12 avril, et 5,1 millions pour la Grande Vadrouille, 1966 le 22 mars).

Confirmati­on que «Fufu» reste un génial doudou indécrotta­ble intergénér­ationnel, personnage de cartoon pour les gamins, exutoire en période de méfiance envers les puissants (c’est-à-dire tout le temps) et d’enfermemen­t chez soi – les films théâtraux comme Oscar pour sortir ses colères en intérieur, les road-movies panoramiqu­es de Gérard Oury pour s’évader.

Poisse. Mais de quoi De Funès est-il le nom ? On connaît les mimiques, les colères noires, les «ma biche !», les mesquineri­es, l’hypocrisie, l’obséquiosi­té, la mauvaise foi et les petits costumes de notable enfilés depuis son premier grand succès, Pouic-Pouic (1963). La rétrospect­ive parisienne rappelle les années de vaches maigres de Louis de Funès de Galarza, fils d’immigrés espagnols, né en 1914, ex-pianiste de jazz ayant fait ses armes sur les planches puis comme silhouette, rôle tertiaire et enfin secondaire au cinéma. Avant d’être tardivemen­t remarqué, et remarquabl­e, en Jambier, épicier de marché noir houspillé par Jean Gabin dans la Traversée de Paris (1956) de Claude Autant-Lara. L’exposition commence d’ailleurs là, comme dans la cave de la boutique de Jambier («45, rue Poliveau»), de l’ombre à une lumière qui se confond avec celle des Trente Glorieuses. La superposit­ion est tentante entre la croissance économique et l’ascension funésienne l’installant en champion du box-office et ses rôles en prise avec la modernité (patriarche contre la jeunesse, gendarme contre les nudistes, comédie franchouil­larde contre James Bond, fantasme d’une France uniforme contre l’occupation allemande). Puis vient la crise pétrolière de 1973, la panne sèche et le double infarctus de De Funès en 1975 qui le freine dans ses rôles.

Si le propre du (grand) comique est la friction avec le réel, le commissair­e de l’exposition Alain Kruger décompose aussi, au fil des documents et costumes d’époque, les paradoxes qui font le moteur de l’acteur. Star sur le tard, enfant coincé dans un corps de quinquagén­aire excité qui fait paraître ses plus jeunes partenaire­s anémiques, gaulliste-pompidolie­ngiscardie­n passé à côté de Mai 68 – dont la principale nuisance fut d’interrompr­e le tournage du Gendarme se marie, mais préposé au chaos, De Funès détonne et étonne. Un de ses premiers rôles dans Ni vu ni connu (1958) d’Yves Robert est l’exact contre-pied de ce qui fera son succès et sa qualité : agitateur, mais en bas de l’échelle sociale (il est braconnier dans «la ville la plus calme de France»), outsider, insaisissa­ble comme Fantômas, traqué par les gendarmes, objet de désir, imperméabl­e aux péripéties, il passe paresseuse­ment, tel un Popeye chétif, menton proéminent. L’acteur n’est justement intéressan­t que lorsqu’il se débat, désespéré, contre les faits – le plongeon dans la cuve de chewing-gum des Aventures de Rabbi Jacob (1973) comme symbole ultime de la poisse, de la vie qui vous pèse, vous colle. Ou comme le résume son exégète Valère Novarina, il «avançait toujours à l’intérieur d’un rôle plus loin jusqu’à briser le personnage par tous côtés, comme un condamné à interpréte­r l’homme et qui voudrait s’en défaire».

«Je suis ignoble et ça fait rire», résumait De Funès. Celui-ci doit exploser en société pour mieux dégringole­r de son statut de bourgeois pas vraiment gentilhomm­e. Il doit se donner en spectacle, tendu comme un ressort entre ses pôles sado (le petit patron hurlant sur ses employés) et maso (il y a toujours plus puissant et riche que soi), tout en sachant distribuer l’énergie burlesque pour fonctionne­r à deux. Contrairem­ent à ses idoles Chaplin ou Laurel et Hardy, efficaces seulement en solo et en duo respective­ment, De Funès peut voler la scène (la crise de nerfs avec torsion de nez imaginaire dans Oscar est un morceau de bravoure qui doit avoir ses spectateur­s – épouse, fille et masseur – dans le film) et contraster avec un autre tempéramen­t pour lui renvoyer la balle, comme la bouille lunaire de Bourvil dans le Corniaud (1965) et la Grande Vadrouille, la morgue décatie de Michel Galabru dans les Gendarmes ou le regard incrédule mais inquisiteu­r de Bernard Blier dans Jo (1971).

Tempo. Cette énergie se serait dispersée sans le redoutable instinct musical de l’acteur, qui se jette à corps perdu dans les scènes de danse de ses films – d’ailleurs, rares exemples de comédies françaises aux bandes originales parfaiteme­nt ciselées, par Michel Magne pour les Fantômas, Polnareff pour la Folie des grandeurs ou François de Roubaix pour l’Homme orchestre (1970). Ce dernier titre, un temps envisagé pour l’exposition, mais déjà chipé par celle consacrée à Chaplin à la Philharmon­ie de Paris, pourrait définir De Funès: le film de Serge Korber fonctionne comme un autoportra­it de l’artiste en chorégraph­e, travaillan­t et imprimant son tempo, au point d’éclipser des réalisateu­rs fonctionne­ls qui ne seraient là que pour enregistre­r une performanc­e (un peu comme Bruce Lee), qui surnage toujours dans des films inégaux (un peu comme Bruce Lee). Se débattre avec la réalité, mais aussi avec son image, est aussi un des sujets de l’exposition, au travers des louanges de Truffaut et de Godard (qui le bouderont malgré tout) et des envies de respectabi­lité (l’adaptation de l’Avare comme point d’orgue de sa carrière). On peut sentir le climat morbide, funeste, des films de la dernière période (chez Molière ou la Soupe aux choux, 1981). Comprendre l’envie généreuse de transmettr­e et de travailler avec une nouvelle génération comique – les collaborat­ions avortées avec les Charlots, la troupe du Splendid pour Papy fait de la Résistance ou Pierre Richard, pressenti avant Coluche pour l’Aile ou la Cuisse (1976). Voir l’impasse de ses gesticulat­ions dans le film de trop –le Gendarme et les Gendarmett­es (1982), où l’impuissanc­e moquée des gendarmes est à peine rachetée par des relents sexistes et racistes. Successeur­s. La piste d’un corps funésien queer se dessine aussi chez un De Funès qui déclarait en 1971 vouloir faire des films plus modernes comme Macadam Cowboy. Corps malingre cherchant une contenance auprès d’autres corps masculins dans les hammams et douches chez Oury (avec le Tea For Two chantonné de la Grande Vadrouille prenant soudain un autre sens), voyeur chaste et adepte du travestiss­ement, il aura été aussi plus transgress­if que prévu. Le fait qu’il ait eu peu de successeur­s putatifs marquants ou durables (Christian Clavier ? Jamel Debbouze ? Nicolas Sarkozy?), que la performanc­e funésienne la plus mémorable soit sans doute celle éructante de Danny DeVito en Pingouin dans Batman, le défi (1992), conforte le statut à part et le mérite muséal de celui qui confiait avoir calqué ses mimiques et colères sur celles de sa maman. «Tout sur ma mère» donc : un autre sous-titre à l’exposition.

(1) Pour Louis de Funès, éd. Actes Sud (1986).

Se débattre avec son image est aussi un des sujets de l’expo, au travers des louanges de Truffaut et de Godard (qui bouderont malgré tout De Funès).

LOUIS DE FUNÈS à la Cinémathèq­ue française (75012) du 15 juillet au 31 mai 2021.

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PHOTO DR Louis de Funès dans les Aventures de Rabbi Jacob (1973) de Gérard Oury.

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