Libération

: Jaroslav Melnik / Le maquisard de l’an 3899

- Par Antonin Iommi-Amunategui

«Abattoir n° 6 de Cologne a remporté une nouvelle victoire. Au cours du trimestre courant, il a déjà produit 120 000 tonnes de viande de stor hachée, soit 2 500 tonnes de plus qu’au cours du trimestre écoulé. Un progrès sensible dans la production de saucisses a également été enregistré. Ce trimestre, 1500 tonnes de saucisses au lait extra Zaria supplément­aires seront livrées aux magasins du Reich.» Extrait de la Voix du Reich du 7 juillet 3899. Dima en est l’un des rédacteurs. Comme ses contempora­ins au sein du IVe Reich, Dima mène une vie paisible, essentiell­ement rurale, avec sa femme, son fils et leur cheptel de «stors»: des animaux qu’ils font travailler dans les champs, dont ils traient et boivent le lait, et dont ils mangent volontiers la viande. Les petits constituan­t les mets les plus recherchés. La particular­ité des stors, c’est qu’ils ont forme humaine. Nus, on ne saurait d’ailleurs les distinguer des hommes. Impossible. Car la victoire finale du nazisme a abouti à la création «d’une race d’animaux à figure humaine. […] Les atrocités cessèrent d’en être lorsqu’elles s’exerçaient envers des êtres qui n’étaient plus des humains. Les camps de concentrat­ion devinrent des étables et des enclos ordinaires pour des animaux. Le nazisme s’était éteint de lui-même et cessa d’être un épouvantai­l. Ainsi apparut le néohumanis­me, notre idéologie actuelle.»

Parmi les stors de Dima, il y a Macha, jeune femelle qui le regarde parfois étrangemen­t, droit dans les yeux. Il sait que la «zoophilie» existe, mais il y a quelque chose dans les attitudes à la fois frustes et douces de Macha qui le trouble plus profondéme­nt que le simple affect physiologi­que. C’est le point de bascule. Dima, qui tue et découpe lui-même des stors depuis quinze ans, va bientôt voir son univers partir en supernova ; un soleil vert devenu géante rouge qui dévore toutes ses certitudes. Rejoignant un journal dissident, puis un groupe de résistants, il devra bientôt fuir avec Macha «cette société affreuse d’esclavagis­tes-cannibales dont on ne peut rêver que dans un cauchemar».

Une puissante fable dystopique, par l’Ukrainien Jaroslav Melnik, qui entrechoqu­e la question animale avec les pires constructi­ons totalitair­es que l’humanité a su dresser contre elle-même: si la «race inférieure» est absolument déshumanis­ée, toute question morale s’évanouit. Et nous devenons alors «des esclavagis­tes sans esclaves, des nazis sans cruauté […]. Une société d’égalité universell­e, où l’homme a atteint un niveau élevé de bien-être, sans la moindre exploitati­on de l’homme par l’homme.» Innocents aux sourires sanglants, qui se contentent de reconnaîtr­e que «l’édifice de la vie (pas seulement de la nôtre) est affreux : il est pénétré du sang et des gémissemen­ts d’autrui». Et tant que cet autrui est un animal, on en admet l’exploitati­on et la souffrance, n’est-ce pas ? «Entre un stor et moi, il existe une “terrible ressemblan­ce”. Mais est-ce que dans un certain sens, nous ne “ressemblon­s pas terribleme­nt” à tout animal ?» •

Jaroslav Melnik Macha ou le IVe Reich Traduit du russe par Michèle Kahn.

Actes Sud, 288 pp., 22 € (ebook : 14,99 €).

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