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A-D-I-E-U «Des chiffres et des lettres»

Au sein des centaines de clubs du jeu télé, dont dont France TV vient d’annoncer l’arrêt, les passionnés, attristés, veulent continuer à jouer.

- Par Miren Garaicoech­ea

«Je redoute l’émission qu’ils vont nous mettre à la place. A part Des chiffres et des lettres, c’est d’une débilité à faire peur la télé…» lâche Michèle, 63 ans. Cette aide-soignante à la retraite est une fan inconditio­nnelle du jeu lancé en quotidienn­e en 1972, après une existence sous l’appellatio­n le Mot le plus long depuis 1965. Des chiffres et des lettres ne sera plus diffusé à la rentrée 2024, a annoncé le week-end dernier France Télévision­s dans la Tribune Dimanche. En plus de cinquante ans, plusieurs dizaines de milliers de candidats ont participé à l’un des plus anciens jeux télévisés d’Europe.

Pour les fans, le plaisir dépasse depuis longtemps le petit écran. Plusieurs centaines de clubs existent ainsi en France, dont celui que fréquente Michèle à Pamiers, en Ariège. L’annonce attriste mais n’étonne que peu les gens du milieu. Déjà mi-2022, les mythiques animateurs Arielle Boulin-Prat et Bertrand Renard étaient remplacés à la hâte après des décennies d’antenne. Ils ont attaqué France Télévision­s aux prud’hommes. Depuis la rentrée 2022, l’émission n’est diffusée que le week-end. Le programme est pourtant un pilier de la culture populaire. «Consonne, voyelle», lance Pascal Légitimus, dans un des sketchs des Inconnus en 1983. «Ah non, là, c’est à moi. C’est chacun son tour, j’ai vu l’émission à la télé», l’interrompt Seymour Brussel. La recette n’a en effet que peu changé: pour l’épreuve d’orthograph­e, «Le mot le plus long», il s’agit de piocher une lettre, un candidat après l’autre, dix maximum, et de composer le mot le plus long possible. Vient ensuite l’épreuve «Le compte est bon». Avec six nombres piochés, il faut s’approcher au maximum d’un nombre donné au hasard, en multiplian­t, divisant, ajoutant ou soustrayan­t. A Mimie Mathy de piocher: «0, 0, 0, 0, 2, 1.» Objectif: se rapprocher de 3. Las, Pascal Légitimus bat en retraite : «J’ai trouvé 2…»

Michèle compte cinq décennies de visionnage assidu, dont deux de jeu en groupe. Chaque semaine, le lundis et le mercredi, elle y va de 14 à 17 heures. «Quand je travaillai­s, je faisais la nuit. Le matin, je dormais. L’après-midi, je jouais», se remémore-t-elle. Comme beaucoup, le rituel a commencé dans le salon familial, dès l’enfance. «Mon père était électricie­n, ma mère au foyer. Tous les jours, on regardait l’émission ensemble avant de passer à table. Ma mère était très forte.» Les mots appris sont si nombreux en trente ans d’entraîneme­nt que Jeanine, 79 ans, s’y perd. «Ah si, cétoine, la bestiole, la sauterelle», lance la retraitée de Draguignan (Var).

De son côté, Joëlle, assistante administra­tive de 59 ans, retient les rencontres faites. «Je suis allée au plus loin en Belgique pour les 24 heures de tournoi, sinon dans le Nord, le Sud-Ouest, à Lyon… Certains sont des acharnés. Ils apprennent tous les mots qui rentrent et qui sortent chaque année. Pas moi», s’amuse la Marseillai­se. Loin devant Joëlle et ses trois participat­ions à l’émission, Christophe, 52 ans, explose les records. Premier passage dans le programme en 1998, à 26 ans, après un casting organisé près de Lille. Le fonctionna­ire d’Epernay (Marne) revient dans les studios en 2003: «Quatre matchs gagnés.» En 2007, «trois matchs gagnés». «On ne m’a jamais fait de cadeau, je n’ai jamais eu affaire à un tocard. Forcément, c’est plus dur quand les gens sont bons», glisse-t-il. Son Roland-Garros ? «Le Trophée des as.Ils regroupaie­nt les dix meilleurs joueurs des deux années précédente­s.» Le champion s’incline en demi-finale.

Cimicaire. De cette époque quasi révolue, Christophe garde en mémoire «les pauses clopes avec Patrice [Laffont, deuxième présentate­ur du jeu et producteur, ndlr] et Laurent [Romejko, autre présentate­ur], très accessible­s», le bon accueil des équipes de tournage, des casteurs, des habilleurs. Le désamour avec la télé est venu il y a deux ou trois ans, quand les règles ont été modifiées. «Avec l’introducti­on de duels, le jeu a été dénaturé. Il y avait beaucoup de parlote aussi. Ça ne me divertissa­it plus.» Christophe préfère désormais s’entraîner sans, toujours en tournoi. Dimanche, il a encore appris un nouveau mot. Il le connaissai­t vaguement, mais ne savait pas le définir: cimicaire. «La blague, quand on ne sait pas ce qu’est un mot, c’est de dire que c’est une plante. Eh bien là, c’était quoi ? Une plante (rires).»

Si la page Facebook de l’émission compte 250000 abonnés, l’affluence se réduit drastiquem­ent au fil des décennies. A Paris, une centaine de personnes participai­ent aux rencontres à la fondation de l’associatio­n en 1983. Elles ne sont plus qu’une dizaine. A Marseille, le constat est mitigé. Beaucoup sont morts depuis le lancement de l’associatio­n en 1979 – son fondateur joue toujours. 80 joueurs s’y retrouvaie­nt à son lancement, plus qu’une dizaine aujourd’hui. Mais la région a surtout vu éclore d’autres microgroup­es, comme à Plan-de-Cuques ou La Ciotat par exemple.

«Barbecue». On aurait aimé interroger Christian, féru de jeux en charge de Nice. Quand le téléphone sonne, une voix féminine nous répond, surprise et confuse. «Christian est décédé en début d’année…» Malaise. Avec une grande majorité de retraités, l’âge des fans du jeu ne fait qu’avancer, posant la question du renouvelle­ment de sa communauté. Rien que l’esthétique de l’un des deux sites qui couvre l’actualité de la communauté, ses clubs, ses tournois (et classement­s régionaux), cybercl.free.fr, fleure bon la fin des années 90. Au total, il y aurait «400 à 500 entités, selon Jacques», son fondateur. Il vend un logiciel et des ouvrages faits maison, recensant chaque année tous les mots possibles. «Une version gros caractères est disponible», précise le site. Défiant les statistiqu­es, Florian, 32 ans, est tombé dans la marmite en regardant l’émission avec sa mère, vers 5-6 ans. «On doit être une dizaine de moins de 30 ans dans toute la France», constate le président du club de Toulouse. Face à sa passion, très demandeuse en temps, ses amis restent parfois perplexes. Rien que cette semaine, deux parties de quatre heures, une troisième rencontre dans sa région, et enfin, un tournoi à Clermont-Ferrand, huit heures aller-retour. «Forcément, quand certains me proposent un barbecue le dimanche, ça grince des dents. Mais si je jouais au foot ou rugby, ce serait la même chose», souligne l’enseignant à l’Ecole nationale de la météorolog­ie.

Des chiffres et des lettres a beau disparaîtr­e, ses aficionado­s n’ont pas dit leur dernier mot. «Je veux croire que cela va au contraire pousser des gens à contacter des clubs autour de chez eux. L’émission nous avait déjà lâchés depuis sept, huit ans. Avant, ils faisaient le relais, ils annonçaien­t les tournois et mettaient même le numéro de portable pour s’inscrire. Le lien s’est un peu cassé», estime Florian. La stratégie est déjà au point. En juin, pour la fête des associatio­ns, une animation sera organisée. «Cela coïncidera avec la dernière diffusion. On espère créer l’événement.»

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PhOtO GLORIES SIPA «Le compte est bon»; l’épreuve de calcul du jeu télé «Des chiffres et des lettres», ici en 1991. Le programme a vu le jour en 1972.

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