Une avocate et deux chroniqueurs victimes de la répression en Tunisie
Le siège du colauréat du Nobel de la paix 2015 attaqué par les forces de l’ordre, trois personnalités des médias arrêtées et des Subsahariens en boucs émissaires. Le marathon répressif qui sévit dans le pays a accéléré ce week-end. Tout commence pourtant par un sprint, à Tunis, vendredi. Celui de l’avocate Sonia Dahmani entre un parking de Bab Bnet et la Maison de l’avocat. Convoquée par une juge, elle fait mine de se diriger vers le tribunal de Tunis pour, au dernier moment, changer de trottoir et se réfugier au siège du Barreau des avocats, juste en face.
«J’ai couru à fond. Les policiers m’ont repérée mais trop tard», sourit Sonia Dahmani samedi après-midi, au milieu d’une dizaine de confrères et amis venus la soutenir. L’avocate a un plan: lancer, depuis ce sanctuaire, la résistance contre un régime qu’elle considère comme dictatorial. A ses côtés, l’ancien bâtonnier Chawki Tabib précise alors: «Même la police de Ben Ali n’est jamais entrée ici.» «La police nous a assuré que tant que Sonia serait dans la Maison, elle ne serait pas arrêtée», assure un autre avocat. A 19 h 45 pourtant, une trentaine d’hommes en civil mais cagoulés débarquent au siège du corécipiendaire du Nobel de la paix pour s’emparer de force de Sonia Dahmani, molestant deux avocats, et cassant la caméra de la chaîne de télé France 24, alors en plein direct. Ce centre historique de l’opposition depuis Bourguiba a été violé parce que mardi, à la télé, Sonia Dahmani avait interpellé un thuriféraire du président Kaïs Saïed, qui assurait que les Subsahariens avaient pour but de s’implanter en Tunisie, cet «extraordinaire pays». «De quel pays extraordinaire parle-t-on ? avait rétorqué l’avocate. Celui que la moitié des jeunes veulent quitter?» Une juge avait aussitôt émis un mandat d’amener au titre de l’article 24 du décret 54 qui punit de cinq ans de prison la diffusion «de fausses nouvelles […] dans le but […] de porter préjudice à la sûreté publique».
Puis, samedi soir, ce sont Borhen Bsaies, présentateur d’une émission radio, et Mourad Zeghidi, ex-journaliste sportif de Canal+ devenu chroniqueur politique, qui ont été arrêtés, sur la même base légale que l’avocate. Sur les réseaux sociaux, Me Ghazi Mrabet, avocat de Mourad Zeghidi, dénonce une arrestation politique: «Le parquet a décidé la détention provisoire de mon client du fait de ses analyses politiques.» Le chroniqueur a eu droit à une arrestation spectaculaire : une dizaine de policiers sont venus chez lui et ont pris son ordinateur, celui de sa fille et son téléphone. Selon nos informations, les forces de l’ordre ont été courtoises, certains membres précisant au futur détenu qu’ils l’appréciaient. L’interrogatoire a essentiellement tourné autour de ses analyses politiques. Le porte-parole du tribunal de première instance de Tunis, Mohamed Zitouna, s’est résolu, dimanche, à prendre la parole : Sonia Dahmani étant «une fugitive», son arrestation était justifiée, l’affaire n’ayant rien à voir avec sa fonction d’avocate et l’intrusion dans la Maison de l’avocat est légale. Quant à Mourad Zeghidi et Borhen Bsaies, ils font «l’objet d’une enquête sous la supervision du procureur de la République», leurs arrestations sont donc normales.
L’ordre des avocats a appelé à une grève dans les tribunaux à partir de lundi, afin de dénoncer «la prise d’assaut» de leur siège et l’arrestation de leur consoeur. Dimanche, le Front du salut, principale force politique d’opposition, organisait une manifestation pour exiger une date précise pour le scrutin présidentiel prévu cet automne. Mais seuls quelques centaines d’opposants sont venus. «Les gens ont peur et sont fatigués parce qu’ils ont vu que pendant dix ans, les manifestations ne marchaient pas», analyse Hatem Nafti. Pour le politiste, ce «tour de vis ne fait que commencer» car Kaïs Saïed «craint de ne pas être réélu» du fait de la paupérisation de la population et car «les principaux partenaires de la Tunisie [France en tête, ndlr] le soutiennent parce qu’il est un excellent gardefrontière».