Libération

Christian Bourguet, l’avocat qui aida l’ayatollah et qui s’en mord les doigts

Trente-huit ans après le renverseme­nt du shah d’Iran, Christian Bourguet évoque pour «Libération» son rôle au côté de l’ayatollah, en France et sur la scène internatio­nale. Du séjour à Neauphle-le-Château à la crise des otages de l’ambassade américaine, i

- Par MARTINA CASTIGLIAN­I

Il avait été choisi par les Iraniens pour assister Ruhollah Khomeiny en 1978 lors de son séjour en France avant son retour triomphal à Téhéran. Christian Bourguet raconte son ancien espoir de voir l’Iran évoluer vers la démocratie, puis sa désillusio­n de voir le pays sombrer dans la théocratie, entre les mains d’hommes en qui il croyait.

C’est une photo que personne n’a jamais vue. Elle n’a jamais été tirée, mais sur le négatif, on distingue l’ayatollah Khomeiny à son arrivée à l’aéroport d’Orly, le 6 octobre 1978, entouré d’une dizaine de personnes. Derrière l’appareil photo, Christian Bourguet, avocat, défenseur des droits de l’homme. A l’époque, il est l’homme choisi par les Iraniens, en France, pour aider les opposants au shah Mohammad Reza Pahlavi. Quelques mois plus tard, Christian Bourguet jouera aussi un rôle de premier plan lors de la prise d’otages de l’ambassade américaine à Téhéran. La photo a été prise à la veille de la révolution iranienne : le leader de l’opposition en exil vient d’être expulsé de Bagdad. Il débarque en France (après avoir été refusé par le Koweït), d’où il doit retrouver des soutiens pour préparer son retour à Téhéran. A son arrivée à Orly, Sadegh Ghotbzadeh, futur ministre des Affaires étrangères, et Abol Hassan Bani Sadr, qui deviendra le premier président de la République islamique, sont là pour l’accueillir. Les deux hommes apparaisse­nt sur le négatif conservé dans l’album de Christian Bourguet, aux côtés de photos de famille, au fond d’une armoire. L’avocat Bourguet a été un petit témoin de la grande histoire, mais il n’en a jamais parlé. «J’ai toujours pensé que le moyen le plus sûr d’obtenir un résultat, c’était de travailler

incognito», explique-il en allumant sa pipe. Sa vie est une histoire d’engagement et de déception, celle d’une lutte pour une révolution qui, au lieu de sauver le pays, le transforma en une implacable théocratie. «Malgré tout, après la révolution, j’ai continué à travailler pour les Iraniens jusqu’en 1982, explique-t-il.

Ce qu’avait fait le régime du shah [qui régna de 1941 à 1979, ndlr] était épouvantab­le. Je pensais que l’Iran méritait de trouver une porte de sortie pour échapper aux contrôles des puissances étrangères.»

«GRANDS SOURIRES»

L’homme est grand, il a une barbe et les cheveux blancs. Il vit à Paris avec sa femme, Christine, qu’il a rencontrée à la fin des années 60. C’est ensemble qu’ils ont commencé à s’intéresser à l’Iran et à militer pour sa «libération».

Né en 1934 à Nîmes, fils de pasteur, Christian Bourguet grandit entre l’Algérie et le Maroc. Il étudie à Sciences-Po Grenoble. En 1959, il prête le serment d’avocat. Quelques mois plus tard, ce militant socialiste est appelé pour partir en Algérie. «Je ne voulais pas tuer des hommes en train de réclamer leur liberté. Mais si je m’y opposais, je risquais de ruiner ma carrière.» De retour à Paris, en 1962, il commence par travailler au cabinet de Jean-Louis Tixier-Vignancour, avocat d’extrême droite, candidat à l’élection présidenti­elle de 1965. «Politiquem­ent, c’était mon opposé, mais pour moi, c’était d’abord du travail d’avocat.» Il participe, comme petite main, à la défense de membres de l’OAS accusés d’un attentat contre de Gaulle. Pendant plusieurs années, Bourguet se passionne pour les procès politiques. «Quand je suis parti de chez Tixier-Vignancour pour créer mon propre cabinet, avec deux jeunes avocats [Bertrand Vallette et François Chéron], j’ai continué à faire du politique. J’ai défendu énormément

d’étudiants après les événements de Mai 68.» Il devient membre du Groupe d’informatio­n et de soutien des immigrés (Gisti) et se spécialise dans la défense des activistes étrangers. En 1971, il est envoyé au Maroc pour une mission d’observateu­r judiciaire. A son retour, l’Iran frappe à sa porte. Sadegh Ghotbzadeh, le représenta­nt de Khomeiny en Europe, lui «demande de l’aide». «En 1972, il me propose de partir comme observateu­r des droits de l’homme en Iran.» Bourguet accepte. Le voyage est un déclic : dès lors, il s’engage activement dans le combat contre le shah. «Pendant l’exil de Khomeiny, Ghotbzadeh a eu l’idée de mettre en place un circuit pour diffuser les discours de l’Imam: il enregistra­it ses interventi­ons sur des cassettes. Ma femme et moi, on l’aidait à les propager.» Quand, en 1978, l’avion de l’ayatollah arrive à Paris, ses partisans font appel à Me Bourguet pour empêcher qu’il soit renvoyé en Irak. L’avocat se présente à l’aéroport avec son appareil photo. «J’avais étudié la protection des étrangers sur le sol français, explique-t-il. Il était tout à fait possible que Khomeiny soit refusé, mais j’avais des arguments pour le défendre. En tout cas, ce jour-là, personne n’est intervenu.» C’est le début du séjour français de Khomeiny. Il passe quelques nuits dans un hôtel avant d’aménager à Neauphle-le-Château, où il restera trois mois. Christian Bourguet est alors son lien avec le monde extérieur : il lui rend visite, lui amène le courrier et transmet des messages. «C’était un homme qui ne parlait pas beaucoup, se souvient l’avocat.

Parfois, il faisait de grands sourires, mais je n’ai pas compris ce qu’il y avait derrière.»

«LE CIEL NOUS EST TOMBÉ SUR LA TÊTE»

Le premier contact avec les autorités françaises a lieu en janvier 1979, quand un responsabl­e du quai d’Orsay se présente à Neauphle-le-Château et demande à voir Khomeiny. «Le diplomate a exprimé l’inquiétude de la France concernant les prises de positions publiques de l’Imam et l’a prié de cesser ses attaques à l’encontre du shah, raconte Bourguet, qui a assisté à la scène. Khomeiny refuse et lui répond qu’il est prêt à se faire expulser mais qu’il ne peut pas fermer les yeux sur ce qui

se passe en Iran.» Alors que la révolution a commencé à gronder – le shah a quitté le pays le 16 janvier – le moment est venu de rentrer au pays, estime Sadegh Ghotbzadeh. Sauf que l’aéroport de Téhéran est fermé. La police du shah pourrait empêcher l’avion d’atterrir, voire lui tirer dessus. Aucune compagnie n’est prête à prendre ce risque. «Grâce à mon associé du cabinet d’avocat, on a mis en contact Ghotbzadeh avec Air France pour louer un avion. Il a commencé à recueillir de l’argent et un beau jour, il est arrivé avec un gros sac plein de billets.» Aidé par son ami Bourguet, l’Iranien avait élaboré un plan: «L’annonce du retour de Khomeiny avait eu, depuis le début, un immense écho médiatique. On a rempli

l’avion à moitié par des journalist­es et à moitié par des Iraniens qui voulaient avoir l’honneur de rentrer avec l’Imam et qui étaient prêts à payer beaucoup d’argent pour cela. En peu de temps, la location était réglée.» L’avion décolle le 1er février 1979. Sadegh Ghotbzadeh est assis au premier rang, à côté de Khomeiny. Bourguet n’est pas du voyage, mais la photo souvenir des deux hommes côte à côte, en ce jour historique, est toujours dans son bureau. «On avait peur de ce qui allait se passer une fois en Iran. Mais à l’aéroport, entre 4 et 5 millions d’Iraniens attendaien­t l’Imam. Les partisans du shah n’ont pas pris le risque d’ouvrir le feu. Pour les Iraniens, Khomeiny était comme un messager envoyé par Dieu.» Le 30 mars, la République islamique naît dans un climat de répression générale. Bourguet suit les soubresaut­s de la révolution depuis la France. Pendant un certain temps, Ghotbzadeh ne donne plus de nouvelles: «Avec ma femme et mes associés, on avait créé l’Associatio­n française d’amitié et de soutien au peuple iranien, pour soutenir la révolution depuis l’Europe, relate l’avocat. Mais peu à peu, les nouvelles sont arrivées jusqu’à nous : parmi les premières mesures de la République islamique, il y avait eu les exécutions sommaires des officiers et des supporteur­s du shah. Le ciel nous est tombé sur la tête. On a aussitôt envoyé des télégramme­s de protestati­on, sans jamais recevoir de réponse.»

«TUER LE PÈRE»

Les liens entre Téhéran et Bourguet semblent coupés. Jusqu’à septembre 1979, lorsque l’Iran resurgit dans sa vie. Cette fois-ci, sous la forme d’une propositio­n faite par Héctor Villalón, homme d’affaires argentin et ancien partisan du président Juan Perón. «J’étais devenu son avocat et ami. Un beau jour, il me propose de convaincre Téhéran de vendre son pétrole à Panama (il avait gardé beaucoup de contacts avec l’Amérique latine) afin que l’Iran puisse sortir de sa dépendance à l’égard des Etats-Unis.» Bourguet accepte une nouvelle fois. C’est surtout l’occasion de revoir son ami Ghotbzadeh à Téhéran. «Je l’ai à peine reconnu. Il était habillé en uniforme noir, à la façon des Mao. On s’engueule. J’étais vraiment gêné par la situation générale.» Bourguet lui reproche d’avoir trahi les idéaux de la lutte. «On a parlé de la justice. L’Iran appliquait toujours la peine de mort, ce qui rendait l’extraditio­n du shah [en exil

au Mexique à cette époque] impossible. Mais ils auraient au moins pu essayer d’obtenir un procès public dans un pays étranger ! A ce moment, Ghotbzadeh s’est effondré en larmes.» Les négociatio­ns sur le pétrole entre Panama et Téhéran passent soudaineme­nt au second plan quand, le 22 octobre 1979, le shah, atteint d’un cancer, est accueilli aux Etats-Unis pour recevoir des soins. Le régime iranien redoute alors un stratagème américain pour réinstalle­r Mohammad Reza Pahlavi au pouvoir. Dans ce climat paranoïaqu­e, le 4 novembre 1979, un groupe d’étudiants iraniens envahit l’ambassade

des Etats-Unis à Téhéran et prend 52 personnes en otage. Khomeiny demande officielle­ment l’extraditio­n du shah. En représaill­es, Washington gèle les avoirs iraniens placés dans les banques américaine­s. Bourguet est à nouveau sollicité

par le régime. «Le 15 décembre, le shah est parti pour Panama. Ghotbzadeh nous demande alors, à Villalón et moi, de nous rendre sur place pour demander l’extraditio­n de Mohammad Reza Pahlavi.» Villalón et Bourguet deviennent les représenta­nts officieux de l’Iran pendant la crise des otages. «Ce fut le cas le plus difficile de ma vie. Pour survivre au stress, je faisais de la natation», se souvient Bourguet. Sur les discussion­s, l’avocat reste évasif. «Chacun tirait la corde à soi, c’était très compliqué. Ce qui me gênait énormément, c’est que du côté américain comme du côté iranien, des forces essayaient de tout détruire, de faire échouer les tractation­s.»

Jimmy Carter, dans Mémoires d’un président, écrit de Bourguet et son

acolyte: «Je ne sais pas grand-chose de ces deux hommes, sinon qu’ils ont plusieurs fois risqué leur vie pour nous aider et que le peuple américain et moi-même avons envers eux une dette qui ne sera jamais effacée.» Les négociatio­ns échouent, pourtant, à plusieurs reprises. Le 24 avril 1980, Carter autorise l’opération «Eagle Claw» pour libérer les otages, mais l’interventi­on du commando américain tourne au fiasco (un hélicoptèr­e s’écrase en faisant huit morts). Le 27 juillet, le shah meurt en Egypte. La crise ne se résout que le 20 janvier 1981 : tous les otages sont relâchés. Les Iraniens obtiennent en échange la fin de l’embargo et la promesse qu’aucune poursuite judiciaire ne sera engagée contre les autorités iraniennes. «Au final, je pense que ça a été une victoire pour l’Iran», commente Bourguet.

Pour le régime, cependant, les problèmes viennent seulement de commencer. Ghotbzadeh est exécuté en août 1982, après avoir été condamné à mort pour avoir voulu renverser Khomeiny. Pour cette partie du récit, où l’amitié se mélange avec la politique, Christian Bourguet baisse la voix: «C’est triste, je n’avais aucune idée de son plan. Je pense qu’il s’est en quelque sorte sacrifié pour rappeler à Khomeiny qu’il s’éloignait de la révolution. Pour lui, attaquer l’Imam, c’était comme tuer le père.» Parfois, en se plongeant dans ses souvenirs, Bourguet cherche des explicatio­ns, retourne le passé dans tous les sens : «Je crois qu’au final, le hasard a joué un rôle considérab­le dans le basculemen­t de cette révolution. Il y avait aussi le fait que les Iraniens percevaien­t Khomeiny comme un Dieu. Or, on ne discute pas avec Dieu. Et puis, les révolution­naires ont commis des erreurs, ils n’étaient pas vraiment préparés.» Après la mort de son ami Ghotbzadeh, l’avocat rompra définitive­ment avec la politique iranienne. «Plus tard, des représenta­nts de Téhéran sont revenus me voir, mais moi, ce n’est pas l’Etat que je défends. Je défends seulement les Iraniens.»

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PHOTO ABBAS. MAGNUM PHOTOS Ruhollah Khomeiny acclamé par la foule à Téhéran, le 2 février 1979.

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