Azzedine Alaïa La vie des formes
Le couturier franco-tunisien, as de la matière, façonnait un vestiaire pour femmes puissantes et affranchies. Star des années 80, il n’avait jamais renoncé à son indépendance. Il est mort dans la nuit de vendredi à samedi, à 77 ans.
Azzedine Alaïa est mort dans la nuit de vendredi à samedi, dix jours après avoir été hospitalisé à la suite d’une chute. Apprenant la nouvelle, samedi matin, tout connaisseur de la mode a eu immédiatement le cerveau bombardé d’images très précises. De silhouettes sculpturales, de robes incroyablement carénées, de corps fuselés. Une esthétique très forte, reconnaissable entre toutes, comme inscrite au feutre noir dans des cortex pourtant largement saturés. C’est qu’Azzedine Alaïa relève des créateurs décisifs, de ceux qui marquent des étapes et caps de la mode, le club des Balenciaga, Dior, Saint Laurent. Sa spécialité : l’aéronautique. Alaïa faisait de toute femme un avion de chasse.
ROI DU PÉTROLE
La sculpture a certainement joué. Azzedine Alaïa l’avait étudiée avant de se tourner vers la mode. C’était à Tunis, où ce fils d’agriculteurs avait vu le jour le 26 février 1940. Elevé principalement par sa grandmère, il avait le même goût pour les grandes tablées, était connu pour y mêler des puissants comme des petites mains. Comme quoi la volupté n’était chez lui pas que théorique ou professionnelle, quand bien même il ne faisait pour sa propre personne aucune fioriture : immuablement habillé d’un costume chinois noir. C’est également à Tunis qu’il avait commencé à coudre, donnant notamment le coup de main à sa soeur Hafida pour des finitions. Il était ensuite passé à la reproduction de modèles de robes Dior ou Balmain pour des voisines ou des femmes des grandes familles locales. C’est grâce à la mère de son amie d’enfance, Leila Menchari (la créatrice virtuose des vitrines Hermès, ces temps-ci célébrée au Grand Palais), qu’il avait décroché à 27 ans une place de tailleur chez Dior, à Paris. Très vite renvoyé pour un problème de carte de séjour, il s’était replié sur la couture à domicile. Une autre bonne fée avait alors surgi, Simone Zehrfuss, femme de l’architecte Bernard Zehrfuss, et amie de Louise de Vilmorin. Devenu le protégé de la très influente auteure et socialite, Azzedine Alaïa était par la même occasion entré dans un milieu. Il racontait à Télérama, en 2013 : «D’un coup j’étais devenu la coqueluche. Ma petite taille m’a rendu service : tout le monde me caressait la tête !»
Son grand-père maternel l’avait initié au cinéma, une de ses passions – il y avait aussi le design, la photographie, comme en atteste sa galerie rue de la Verrerie à Paris, la chanson, les chiens, les chats. La rencontre et la collaboration avec Arletty figuraient clairement parmi les grands moments de la vie d’Azzedine Alaïa. Il en disait : «J’étais fasciné par sa voix, son allure, sa façon d’ajuster sa robe, et je voulais à tout prix la rencontrer.» Le sphinx Garbo aussi est passé entre les mains d’Alaïa,
qui préférait travailler sur un mannequin d’atelier plutôt que de scotcher au dessin initial, qui disait : «Mouler sur le corps, c’est comme sculpter.» Mais c’est dans les années 80 qu’Azzedine Alaïa était devenu le roi du pétrole, à partir de la rue de Bellechasse (dans le VIIe arrondissement de Paris) où il avait installé sa maison de couture. Paname faisait la fête, notamment au Palace, le sida n’existait pas, la mode hippie avait vécu, une autoroute s’ouvrait pour un glamour réactualisé, appuyé, sexy – plutôt que charmant comme dans les années 50. Et Alaïa (en même temps que Thierry Mugler, Claude Montana et Jean Paul Gaultier) envoyait du bois : des tailleurs à taille creusée qui soulignent les formes et flattent la silhouette d’amphore, d’affolantes robes seconde peau, des décolletés vertigineux, des zips et des oeillets bien coquins, un body inédit, un caleçon noir ultra-moulant… As de la matière, il s’emparait de toutes les nouveautés comme la maille stretch, travaillait les cuirs de façon insensée, jusqu’à leur donner l’apparence d’une dentelle. Les top-models de l’époque, les Naomi (Campbell, qui l’appelait «papa»), Linda (Evangelista) ou Cindy (Crawford), en prenaient l’allure de reines, créatures triomphantes plutôt que femmes objets. Et une Grace Jones ou une Farida Khelfa en Alaïa, immortalisées par Jean-Paul Goude, restent des images iconiques, de femmes puissantes, totalement affranchies. Le mot «empowerment» n’existait pas encore mais aurait pu être créé pour caractériser l’effet Alaïa. Avec lui, la femme était flattée, mise en valeur, soutenue. Il disait d’ailleurs (toujours à Télérama en 2013) : «Mon métier est d’arranger la silhouette par la coupe du vêtement ou par les proportions. Si la cliente a le derrière un peu bas, j’essaie de le remonter un peu, c’est ça le travail d’un couturier !»
COUPS DE PATTE
A partir des années 90, la grande lessiveuse qu’est la mode est passée à d’autres coqueluches et tendances. Azzedine Alaïa a tenu sa ligne jusqu’au bout, discret mais résolu. Il n’a jamais sacrifié à la tendance du créateur-star fort en gueule ou en frasques médiatiques. Et hors de question de passer la brosse à
reluire : il pouvait au contraire envoyer de sacrés coups de patte. Contre la grande prêtresse-épouvantail du Vogue américain Anna Wintour notamment, à plusieurs reprises. En 2011, alors qu’il l’avait déjà dite oubliable, il enfonce le clou dans un entretien avec un
site américain : «Elle sait tenir un business mais elle ne maîtrise pas la mode. […] Elle n’a pas photographié mon travail depuis des années et pourtant, je suis l’un des meilleurs vendeurs aux Etats-Unis. Les Américaines m’aiment et je n’ai pas besoin de son soutien. […] Elle fait peur à tout le monde mais quand elle me voit, c’est elle qui a peur !» Karl Lagerfeld, aussi, en avait pris pour son grade : «Je n’aime pas sa mode, son esprit et son attitude. C’est trop caricatural. Il n’a jamais touché une paire de ciseaux de sa vie. Cela ne signifie pas qu’il n’est pas talentueux mais il fait partie d’un autre système. Et il a des capacités. Un jour, il fait de la photo, et l’autre, une pub pour Coca-Cola. Je préférerais mourir plutôt que mon visage soit sur des panneaux publicitaires. Nous ne faisons pas le même métier. Et il ne rend pas service aux jeunes stylistes qui vont penser que tout marche comme cela.» Même une fois adossé au géant suisse Richemont, à partir de 2007, Alaïa avait conservé toute la maîtrise de sa maison, avec laquelle il faisait corps. Opposé au diktat du calendrier officiel des défilés qui oblige à un renouvellement stakhanoviste, il présentait ses collections à son propre rythme, devant une assistance réduite, loin du barnum en cours ailleurs. En 2013, Olivier Saillard, directeur du palais Galliera, lui avait consacré une épatante rétrospective : les pièces, quoique présentées sur Stockman, semblaient animées, comme en soi incarnées.
Le dernier défilé d’Azzedine Alaïa a eu lieu en mai, il s’agissait du premier depuis six ans. Sous les bravos et les cris d’enthousiasme, ambiance aux antipodes de la lassitude de rigueur pendant la Fashion Week, Naomi Campbell, immuablement féline, avait ouvert le bal dans un paletot en fourrure à échos russes. Ce n’était que le début d’une démonstration de raffinement, à base de guipure, cotte de maille, imprimé léopard, sublimes plissés, stupéfiantes dentelles comme en sucre glace.
Le mot «empowerment» n’existait pas encore mais aurait pu être créé pour caractériser l’effet Alaïa. Avec lui, la femme était flattée, mise en valeur, soutenue.