Philippe Courtot ( Qualys) :
Serial entrepreneur depuis 30 ans, Philippe Courtot dirige aujourd’hui Qualys, dont il a contribué à la fondation en 1999. Il en est devenu CEO en 2001. La société a été introduite en Bourse en 2012 et a aujourd’hui une valorisation d’environ 2 milliards
« Nous sommes allés en Inde pour les talents et nous avons découvert les prix »
VOUS HABITEZ LA SILICON VALLEY DEPUIS TRENTE ANS. QU’EST CE QUI A CHANGÉ DEPUIS 1987 ? ❚ En trente ans, il y a eu du bon et du mauvais. Le côté positif est ce dynamisme, cette créativité technique. Le moins bon est une inflation terrible des prix, d’attente, de qualité. Les meilleurs ingénieurs sont chez Google ou Facebook avec des conditions de vie exceptionnelles. Les autres sont dans des start- up avec des valorisations absolument dingues. En conséquence, les personnes disponibles sont très chères, n’ont aucune loyauté et ne sont pas aussi bonnes qu’elles le disent. Il y a beaucoup d’argent, tout s’est construit de manière folle à San Francisco, la circulation y est devenue impossible mais, heureusement, la voiture automatique arrive et va régler pas mal de problèmes. ET QUELLE A ÉTÉ LA CONSÉQUENCE POUR QUALYS ? ❚ À cause de cette tension autour des emplois, nous avons pris la décision stratégique voilà quatre ou cinq ans d’aller en Inde. Il y a là- bas un talent énorme. Jack Welsh, ancien président de General Electric, avait l’habitude de dire : « Nous sommes allés en Inde pour les coûts et nous avons découvert le talent. » Notre démarche est inverse : nous sommes allés en Inde pour les talents et nous avons découvert les prix. Un ingénieur extrêmement qualifié de la plus belle université indienne est payé 25 000 dollars par an. Son homologue américain est payé 250 000. Aussi nous avons désormais plus de la moitié de notre ingénierie dans ce pays. Des sociétés comme IBM, Cap Gemini ou Accenture ont désormais des dizaines de milliers d’ingénieurs dans ces pays. POURQUOI PAS EN EUROPE ? ❚ Les ingénieurs sont effectivement très bons mais il est difficile d’avoir la masse ; et les conditions d’emploi font que ce sont les mauvais qui restent et que vous ne pouvez pas éliminer. Ce n’est pas la formule du succès. De plus, la rigidité et la bureaucratie demeurent énormes. Quelqu’un me faisait remarquer récemment que cette régulation est en train de produire un phénomène qui n’était absolument pas prévu par les bureaucrates européens qui ont bâti ce programme. Dans un premier temps, les pénalités possibles font réfléchir les entreprises sur la nécessaire sécurisation des réseaux existants. Mais très vite la réflexion porte sur une solution alternative qui consiste à transformer profondément votre système d’information
en le sécurisant et non pas seulement sécuriser les réseaux existants. Cette analyse est sans doute fondée car nous constatons que plusieurs entreprises ont parfaitement compris cette problématique et recherchent à mettre en place de nouveaux services plutôt que de continuer à mettre des pare- feux partout avec comme corrolaire qu’il faut sécuriser les solutions de l’intérieur et non pas appliquer des rustines. QUELS SONT LES CHANGEMENTS QUE LA TRANSFORMATION NUMÉRIQUE IMPOSE ? ❚ L’un des challenges par exemple est dans l’infrastructure. Il y avait jusqu’à récemment 5 % de codeurs. Aujourd’hui on est à 35 % car il faut rebâtir toutes les infrastructures en mode cloud, en architecture cloud. La plupart des sociétés présentes à ce salon des Assises de la Sécurité, vous ne les verrez plus. C’est dans la logique car elles s’appuient sur un modèle totalement dépassé. De notre côté, nous sommes très bien placés car nous pouvons déployer notre plate- forme en mode cloud, ou SaaS ou sur des architectures existantes en Cloud privé. Beaucoup de fournisseurs de solutions de Cloud s’appuient sur nos technologies. ET, A CONTRARIO, QUELS SONT LES FREINS À CETTE TRANSFORMATION DES ENTREPRISES ? ❚ Les freins à la transformation sont les compétences, la sécurité et les budgets. Et puis bien entendu, l’informatique en silo qui retarde énormément l’adoption de projets. En 2003, nous avions une résistance terrible et nous ne comprenions pas pourquoi, alors que Salesforce. com, qui fonctionnait peu ou prou sur le même modèle, arrivait à se développer. Nous avions quelques clients, nous parvenions à entrer dans l’entreprise dans certains comptes mais c’était très difficile. Je suis donc allé voir Marc Benioff pour lui demander ses recettes. « Philippe c’est extrêmement simple, m’a- t- il indiqué. Le personnel de l’IT ne nous aime pas car ils croient que nous éliminons leur job. Les personnes en charge de la sécurité de l’information ne veulent pas parler avec nous car ils considèrent que nous prenons leurs données. Nos clients sont la force de vente, le CRM, le marketing. » Dès lors, j’ai participé à de nombreuses conférences comme la RSA pour expliquer ce modèle. Je me sentais un peu comme Galilée contre l’église catholique. On m’a mis de côté car ce que je disais ne plaisait pas. Mais les clients ont fini par suivre. Aujourd’hui, nous avons 70 % des Fortune 50, 40 % des Fortune 1000, 25 % des Fortune 2000. Nous avons plus de 10 000 clients dans 120 pays, avec une présence opérationnelle dans 25 pays. DANS QUELLE SITUATION SE TROUVE L’ENTREPRISE ? ❚ Nous sommes très profitables. Nous maîtrisons notre croissance et nous ne faisons pas de gonflette malgré ce que demandent certains actionnaires. Je n’ai pas besoin d’accélérer cette croissance. Nous prenons notre temps. De manière générale, notre modèle est très vertueux. Si nos clients renouvellent, nous vivons éternellement. Si nous pouvons fournir des solutions supplémentaires, nous grandissons éternellement. Ce n’est pas plus difficile. Et si nous sommes mauvais, nous coulons. VOUS NE CROYEZ PAS À L’AVENIR DES CONSTRUCTEURS TRADITIONNELS DANS LES VÉHICULES AUTONOMES ? ❚ Non je ne crois pas que les constructeurs traditionnels pourront se mêler à cela. Ils seront des fournisseurs de « hardware » : véhicules, pièces détachées… mais ils ne seront pas compétitifs. Pour moi Uber et Amazon sont favoris car ils disposent déjà de toute l’infrastructure nécessaire à la mise en place. ET GOOGLE/ WAYMO ? ❚ Je n’y crois pas trop. Ils pourraient y aller mais je ne suis pas certain qu’ils le fassent. PENSEZ- VOUS QUE LA VOITURE AUTONOME VA VOIR LE JOUR PROCHAINEMENT MALGRÉ LES OBSTACLES ? ❚ Aujourd’hui, l’expérience conducteur dans une Tesla X est réellement formidable et je ne suis pas quelqu’un de facile à contenter. La première version n’était pas parfaite. Aujourd’hui c’est d’une souplesse exceptionnelle. L’expérience est incroyable. C’est pourquoi je pense que cela va arriver très rapidement. La valorisation d’Uber n’est pas folle si l’on prend en compte
cette bascule vers les voitures autonomes. En revanche, la valorisation de Tesla est folle. Pour plusieurs raisons. D’abord, Tesla est financé par la taxe sur le carbone. Ce qui est déjà en soi, malsain. Ils perçoivent 143 millions de dollars du gouvernement américain soit plus de 7 500 $ par véhicule vendu. Mais le véritable problème est que la technologie des batteries Tesla est déjà périmée. La technologie d’avenir est celle que Toyota est en train de déployer massivement en Californie. Elle a plusieurs avantages : son poids, sa capacité à recycler les pompes actuelles, les 150 km d’autonomie supplémentaires et moins de pollution. VOUS DITES QUE LES ORDRES POLITIQUE, ÉCONOMIQUE, CULTUREL SONT DÉPASSÉS. PAR AILLEURS LES TENSIONS ACTUELLES SONT TRÈS FORTES ET PEUVENT DÉBOUCHER SUR UN CONFLIT MAJEUR, VOIRE UNE NOUVELLE GUERRE MONDIALE ? ❚ Je ne sais pas quelle forme cela prendra mais l’on va nécessairement vers une redistribution du pouvoir mondial. Il y a toutefois un événement qui peut changer la donne c’est l’avènement des femmes. C’est un autre phénomène de cette nouvelle révolution autour d’Internet. La génération de ma fille de presque 11 ans est celle où les femmes auront le pouvoir économique et politique. Je m’appuie notamment sur deux statistiques. À l’heure actuelle dans 42 % des ménages, la femme gagne plus d’argent que le mari. Ensuite, les abandons à l’université concernent 70 % des garçons et 30 % des filles. C’est ce qui risque de changer la donne car les femmes sont naturellement moins guerrières et c’est pour cela qu’elles sont plus studieuses. C’est une donnée qui va changer et l’on va peut- être sur une autre dynamique à un horizon de 10 ou 15 ans. CE QUE VOUS DITES EST SANS DOUTE VALABLE POUR LE MONDE OCCIDENTAL. MAIS QU’EN EST- IL POUR LE MONDE ORIENTAL ? ❚ C’est la même chose. Au Japon, ce sont les femmes qui dirigent. Les millionnaires en Chine sont les femmes. C’était une société agricole qui a migré très rapidement. Les femmes sont celles qui pilotent le commerce. Certes il reste le pouvoir politique, mais cela va très vite. Il y a encore des poches de résistance autour des religions mais globalement c’est inéluctable. VOUS NE PARLEZ JAMAIS DE L’EUROPE ? ❚ Je pense que l’Europe va éclater et c’est une bonne chose. La planification par les bureaucrates ne marche jamais. C’est très bien au début, mais sur la durée cela ne fonctionne pas. Je pense que la spécialisation par pays est la clé de la réussite. La vision des énarques est totalement dépassée et n’est pas en phase avec les attentes. Il me semble que chaque pays doit trouver sa voix dans ce nouveau modèle. QUE PENSEZ- VOUS DE L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE ? N’EN MET- ON PAS À TOUTES LES SAUCES ? ❚ Ça oui. C’est la maladie de tous les vendeurs. L’IA faible va arriver très rapidement. L’IA forte c’est beaucoup plus tard, d’ici une trentaine d’années. Mais je suis confiant dans les capacités qu’ont les êtres humains à se « réinventer » dans l’intervalle. Cette IA forte peut aboutir à la singularité dont parle Ray Kurtzweill, même si je ne suis pas d’accord avec lui. LE QUANTIQUE ? ❚ Cela va prendre du temps pour arriver à faire cela à l’échelle. Et il faut refaire tous les applicatifs. Il est effectivement possible que nous ayions eu les applications quantiques avant l’ordinateur. Je ne crois pas à un ordinateur quantique à court terme mais je peux me tromper. REVENONS À VOS DÉBUTS. QUELLE EST LA VISION INITIALE QUI A PRÉSIDÉ À LA CRÉATION DE QUALYS. ❚ Ce sont des hackers que je connaissais qui sont venus me voir avec l’idée suivante. Plutôt que de faire des scans de vulnérabilité manuels en local, il faudrait les automatiser au travers de l’Internet. J’ai investi 500 000 dollars pour qu’ils développent le produit. Après est arrivée la bulle internet et seules les sociétés qui avaient des papas riches comme Netsuite ou Salesforce. com ont survécu, sinon elles ont disparu ou pivoté vers les logiciels d’entreprise. Notre investisseur nous poussait à aller dans le logiciel d’entreprise, comme tous les autres, mais je n’étais pas d’accord. J’ai dit non et racheté ses parts. Je suis devenu CEO de l’entreprise et j’avais compris le modèle de la distribution de puissance de calcul qui permet de recentraliser l’information à moindre coût. Finalement, lorsque j’ai touché ce modèle cloud, j’ai compris. Après la vente d’une société, j’ai toujours pris une année sabbatique pour réfléchir, c’est ce qui m’a permis de mieux percevoir la force d’Internet. Au total, j’ai investi 25 millions de dollars dans Qualys. L’histoire technique de Qualys a été un conflit avec les ingénieurs qui ont souvent une grande résistance au changement. Je me souviens d’un test avec Oracle vers 2007. Laissez- moi prendre un exemple. Notre détecteur de vulnérabilité sur Oracle est arrivé premier dans le test aveugle. Et au 2e passage – après information –, nous étions toujours premier mais avec une marge d’amélioration relativement faible. Cette capacité à détecter automatiquement les vulnérabilités a fait la différence. Oracle voulait cette solution On Premises. Les ingénieurs n’étaient pas d’accord et il a fallu batailler dur pour les convaincre de réaliser la solution. Le Cloud ne peut être sécurisé qu’à l’intérieur. C’est notre force et l’une des raisons principales de notre succès. ❍
« UN ÉVÉNEMENT QUI PEUT CHANGER LA DONNE C’EST L’AVÈNEMENT DES FEMMES »