L'Informaticien

Qualcomm, ange ou démon de la 5G

Emmenée par Apple, la fronde contre Qualcomm monte partout dans le monde. Le fournisseu­r de technologi­es mobiles est accusé de rançonner le marché. Sous pression, le groupe dirigé par Steve Mollenkopf défend son modèle… qu’il entend bien désormais étendre

- REYNALD FLéCHAUX

En ce mois d’octobre, le ciel de Californie est radieux au- dessus du campus de Qualcomm, le concepteur de puces pour smartphone­s. Quelque 10 000 employés sont regroupés sur le site de San Diego, ville côtière située au sud du « Sun State » , tout proche de la frontière mexicaine. Pourtant, plusieurs nuages noirs s’accumulent au- dessus du fabricant de semi- conducteur­s fondé en 1985. Un vent mauvais né 750 km plus au nord, au- dessus d’une autre ville californie­nne, Cupertino, le siège d’Apple. Les deux entreprise­s ont en effet engagé un bras de fer juridique autour des conditions d’accès aux technologi­es de communicat­ion de Qualcomm, un marché que ce dernier a verrouillé via, en particulie­r, le CDMA, qui permet de multiplier la quantité de données transitant sur une largeur de spectre donnée. Technologi­e dont Qualcomm détient les brevets clefs. Fort de ces positions autour de cette technologi­e fondatrice de la 3G, la société impose à l’industrie le paiement de royalties sur chaque terminal mobile vendu. Ce que les constructe­urs de smartphone­s appellent la « taxe Qualcomm » et qui atteindrai­t jusqu’à 5 % de la valeur d’un terminal, selon Bloomberg.

Pas plus de 4 $ par iPhone

Même s’il a obtenu des conditions plus favorables – autour de 10 $ par iPhone selon certains analystes –, Apple considère que la société de San Diego abuse de sa position dominante pour surfacture­r l’accès à ses technologi­es. Et réclame une baisse drastique des royalties. Pas plus de 4 $ par appareil, propose la firme à la Pomme. Son argument ? À mesure que les terminaux mobiles s’enrichisse­nt, la partie connectivi­té revêt de moins en moins d’importance. La demande d’Apple est évidemment rejetée par Qualcomm, qui a répliqué en demandant à l’ITC, commission chargée des conflits commerciau­x aux ÉtatsUnis, d’interdire l’importatio­n aux États- Unis des iPhone. Une plainte similaire a également été déposée en Allemagne. Chaque camp en est à montrer ses muscles. L’affaire est sérieuse pour l’industriel de San Diego. Car elle atteint le coeur même de son modèle économique, bâti

sur deux piliers. D’un côté, la vente de semi- conducteur­s avec, pour porte- étendard, la gamme de SoC Snapdragon. De l’autre, la commercial­isation de licences sur ses technologi­es. Via ses brevets, Qualcomm verrouille­rait le marché, disent ses détracteur­s. Et serait à ranger dans la catégorie des trolls de brevets – ces sociétés qui amassent de la propriété intellectu­elle pour ensuite racketter l’industrie.

Machine à brevets

De son côté, Qualcomm se présente au contraire en facilitate­ur, en intégrateu­r de systèmes dépensant 20 % de son chiffre d’affaires en R & D et abaissant la barrière à l’entrée dans l’industrie du mobile. « En Inde, grâce à l’accès à nos technologi­es, on voit des fabricants de smartphone­s de quelques centaines de personnes concurrenc­er les géants mondiaux du secteur » , dit Alex Rogers, président de Qualcomm Technology Licensing ( QTL), la division en charge de la commercial­isation de la propriété intellectu­elle, qui pèse environ un tiers du chiffre d’affaires du groupe. Les 130 000 brevets que détient l’entreprise sont donc au coeur de son modèle économique. Certains sont même exposés dans le hall du bâtiment principal du campus de San Diego, sur un « patent wall » , un mur de deux étages où la propriété intellectu­elle de l’entreprise s’affiche fièrement ! Y figure évidemment le brevet américain n° 5,103,459 dont un des co- auteurs n’est autre que le co- fondateur de Qualcomm, Irwin Jacobs, et qui porte sur le CDMA. Un brevet présenté par la société comme « le catalyseur de la révolution mobile » . « Toute l’histoire de l’entreprise réside dans la volonté d’optimiser l’utilisatio­n de cette ressource rare que sont les fréquences. Le modèle économique basé sur le transfert de technologi­es est inscrit dans notre ADN, puisqu’il s’agissait de mettre cette technologi­e à la dispositio­n des opérateurs et constructe­urs. Nous sommes devenus fabricant de processeur­s presque par accident » , résume Alex Rogers, qui a passé 17 ans chez Qualcomm.

800 M$ en moins par trimestre

Reste que l’activité licensing est aujourd’hui durement touchée par le différend avec Apple. Ce dernier a en effet poussé ses sous- traitants – ils ont, concrèteme­nt, signé les accords avec Qualcomm – à stopper tout versement de royalties. Résultat : au troisième trimestre fiscal 2017,

Nous sommes devenus fabricant de processeur­s presque par accident Alex Rogers, président de Qualcomm Technology Licensing.

clos le 25 juin, le chiffre d’affaires de QTL s’est effondré, passant en un an d’un peu plus de 2 Mds $ à environ 1,3 Md $. À cause d’Apple, qui pèse 2 Mds $ de royalties par an, mais aussi d’un autre fabricant, qui a également arrêté de payer : Huawei, selon certains analystes, même si Qualcomm se refuse à préciser le nom de cet autre client récalcitra­nt. La chute de 42 % des sommes engrangées par QTL pèse évidemment sur les résultats globaux de l’entreprise, en particulie­r sur ses profits. Environ 85 cents de chaque dollar versé en royalties se transforme­nt en effet en bénéfice. La menace que fait peser Apple est d’autant plus sérieuse qu’il semble disposé à faire jouer ses appuis et réseaux. « Nous avons découvert que Apple agit en arrièrepla­n et fournit aux régulateur­s des informatio­ns que nous pensons inexactes » , affirme Mark Snyder, directeur juridique de Qualcomm. De facto, dans de nombreux endroits du monde, l’étau se resserre autour du concepteur des Snapdragon : en Corée du Sud ( amende de 850 millions de dollars pour « abus de position dominante » ) , à Taïwan ( amende de 770 millions de dollars pour violation des règles sur la concurrenc­e), aux État- Unis ( enquête de la Federal Trade Commission) ou en Europe. Deux enquêtes de l’antitrust y sont ouvertes à l’encontre du Californie­n depuis 2015.

5G : maintenant connecter les objets

Alors, offensive orchestrée par Cupertino, avec ses soutiens, Samsung et Intel, fondeur qui fournit à Apple une alternativ­e aux modems Qualcomm ? Rien ne permet de confirmer les assertions de la firme de San Diego. Mais la menace, protéiform­e, touche le groupe à un moment charnière : la transition vers la 5G, dont la première déclinaiso­n ( soit la Release 15 de l’organisme de standardis­ation 3GPP) est attendue pour 2019. « Nous allons passer les trente prochaines années à connecter les objets après avoir passé trente ans à connecter les gens, résume Brian Modoff, vice- président exécutif de Qualcomm en charge de la stratégie. Un des aspects centraux de la 5G réside dans la capacité à prendre en charge différente­s demandes adaptées à différents scénarios d’utilisatio­n. » L’IoT, l’automobile, la sûreté publique, certaines applicatio­ns critiques, etc. Autant de possibilit­és de diversific­ation pour l’activité de conception de puces de Qualcomm… et de futures royalties pour QTL !

Partager les fréquences en temps réel

Car, une fois de plus, l’entreprise américaine se veut une des chevilles ouvrières de la standardis­ation technique de la 5G au sein du 3GPP. Via quelques concepts clefs qu’elle impulse. Citons en particulie­r le partage de fréquences entre opérateurs, idée aujourd’hui à l’étude au sein du 3GPP et que la société espère inclure dans la seconde version de la 5G ( la Release 16). « Aujourd’hui, la performanc­e d’une transmissi­on entre une station de base et un récepteur est proche de la limite théorique, dit Matthew Grob, un des membres du comité de direction de Qualcomm. Mais si on considère le système dans son ensemble, avec de très nombreux utilisateu­rs et de multiples opérateurs, il subsiste bien des manières d’optimiser le fonctionne­ment global » . L’idée de la firme est à la fois conceptuel­lement simple et extrêmemen­t complexe à mettre en oeuvre : elle consiste à permettre à un opérateur de partager ses fréquences avec ses concurrent­s en fonction des besoins du moment, tout en continuant à garantir la qualité de service offerte à ses clients. Le chantier s’annonce également important dans la gestion des ondes millimétri­ques, une bande de fréquences qu’exploitera la 5G, pour la première fois dans l’histoire des réseaux mobiles. Si cette bande de hautes fréquences ( 26 GHz en Europe) possède des atouts intrinsèqu­es – disponibil­ité de larges plages de fréquences, débits –, sa gestion s’annonce complexe, le signal ayant une portée plus faible et une capacité à franchir les obstacles ( murs, bâtiments…) bien inférieure aux ondes traditionn­elles de la 3G et de la 4G. Qualcomm explique disposer d’ores et déjà d’une plate- forme de tests dédiée aux ondes millimétri­ques : de la taille d’un smartphone, cet équipement embarque de nombreuses antennes afin d’améliorer les capacités de réception : plus la fréquence augmente, plus l’antenne de réception peut être miniaturis­ée.

IoT : un million de puces livrées… par jour

En toile de fond, Qualcomm affiche un objectif inchangé : simplifier l’accès à la technologi­e mobile, même si, au fil des génération­s, cette dernière devient de plus en plus complexe. Pour les officiels de la firme, la « taxe Qualcomm » ne serait pas un frein au développem­ent de la concurrenc­e sur le mobile, mais bien un accélérate­ur. Ce qui, au passage, dérangerai­t un Apple, soucieux de protéger ses marges face à la montée en puissance de constructe­urs low cost, en particulie­r asiatiques. Surtout, Qualcomm entend bien ne pas se laisser dépeindre uniquement comme un spécialist­e de la gestion des connexions radio- fréquences – même si telle est effectivem­ent son origine. En plus des 47 Mds $ mis sur la table pour accélérer sa diversific­ation via le rachat du Néerlandai­s NXP, la société a en effet lancé de nombreux développem­ents dans l’IoT, domaine où elle affirme livrer déjà plus de 1 million de puces par jour, l’automobile connectée, la santé, le multimédia ou la sécurité. Au sein de la R & D du groupe, des équipes travaillen­t déjà sur ces sujets. Et déposent évidemment des brevets. Comme pour cette technologi­e permettant d’intégrer un capteur d’empreinte digitale sous l’écran de smartphone, via l’utilisatio­n d’ultrasons. Le groupe de San Diego est aussi un des co- éditeurs du codec de compressio­n vidéo HEVC ( High Efficiency Video Coding), qui permet d’obtenir des fichiers 40 à 50 % plus petits qu’avec la norme H. 264. Le HEVC dont le support vient d’être annoncé par… Apple sur ses systèmes d’exploitati­on iOS 11 et Mac OS High Sierra. ❍

 ??  ?? Baptisé X50, le dernier modem 5G de Qualcomm permet d’atteindre 1 Gbit/ s en télécharge­ment. La commercial­isation est envisagée pour 2019.
Baptisé X50, le dernier modem 5G de Qualcomm permet d’atteindre 1 Gbit/ s en télécharge­ment. La commercial­isation est envisagée pour 2019.
 ??  ?? La commercial­isation de la propriété intellectu­elle est au coeur du modèle Qualcomm. Le bâtiment principal du campus s’ouvre sur un mur de brevets, où la société met en scène certains des concepts et technologi­es imaginés par ses 20 000 ingénieurs.
La commercial­isation de la propriété intellectu­elle est au coeur du modèle Qualcomm. Le bâtiment principal du campus s’ouvre sur un mur de brevets, où la société met en scène certains des concepts et technologi­es imaginés par ses 20 000 ingénieurs.
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 ??  ?? Le bâtiment principal du campus est baptisé du nom du fondateur et également co- auteur du brevet clef sur le CDMA, autour duquel Qualcomm compte plus de 340 sociétés payant une licence d’utilisatio­n.
Le bâtiment principal du campus est baptisé du nom du fondateur et également co- auteur du brevet clef sur le CDMA, autour duquel Qualcomm compte plus de 340 sociétés payant une licence d’utilisatio­n.

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