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Maya Ombasic

et le poids de l’exil en ex-Yougoslavi­e

- Propos recueillis par Hubert Artus Mostarghia par Maya Ombasic, 236 p., Flammarion, 18

Chaque mois, Lire donne la parole à un écrivain pour qu’il nous ouvre les portes de sa réalité. Ce mois-ci : Maya Ombasic, née à Mostar (Bosnie-Herzégovin­e) en 1979, dont la famille a quitté le pays au début de la guerre des Balkans. Dans Mostarghia, un récit autobiogra­phique à la mémoire de son père, celle qui est aujourd’hui canadienne et enseigne la philosophi­e à Montréal développe aussi la réflexion qui lui a permis de transforme­r un exil forcé en émigration choisie.

La culture (mon père était peintre) et la philosophi­e (que j’enseigne) m’ont sauvé la vie. Elles ont été ma bouée de sauvetage. C’était une mise à distance nécessaire par rapport à tout ce que ma famille et moi étions en train de vivre, une manière de relativise­r, de se dire que si on remonte aux Grecs notre situation n’était pas inconnue. Car ce bassin méditerran­éen, d’où on vient, a toujours été le théâtre de tous les conflits, des guerres territoria­les, etc. Après être partis de Bosnie, nous avons vécu sans papiers en Suisse durant des années, forcés de rester sur le territoire : culture et philosophi­e ont été un moyen de me rattacher à quelque chose qui donnait du sens à tout ça.

J’enseigne la philosophi­e continenta­le, c’est- à- dire les intellectu­els d’Europe continenta­le de la période récente (Derrida, Deleuze, etc.). Même si on considère Derrida comme un penseur obscur qu’il faut lire avec un dictionnai­re à côté de soi, il a pour moi toujours été limpide. Son destin me parle : dans Le Monolingui­sme de l’autre [1996], il dit comment le français, qui n’était pas la langue maternelle de ce pied-noir exilé d’Algérie, est devenu sa seule langue, mais jamais sa vraie langue. Comment alors se construit-on à partir de ces fantômes du moi qui se dérobent constammen­t. Et que devient ce moi multiple après ce coup de dés. Dans mon cas, ma langue maternelle est le serbo-croate, mais j’ai dû apprendre le français, l’anglais, l’espagnol. Lire Derrida m’a aidé à être multiple, et à en faire quelque chose de positif. Ces choix de langues, comme celui de venir vivre au Québec, ont été ma liberté. Mais encore faut- il avoir la possibilit­é d’être un citoyen reconnu, c’est-à-dire disposer de papiers, pour y accéder ! Or, les réfugiés d’aujourd’hui, les migrants, ne l’ont pas. Durant nos années en Suisse, je traversais la douane illégaleme­nt pour aller à Paris et “faire les musées”. C’était un défi. Mais pour avoir accès à la liberté, à la culture, il faut une reconnaiss­ance civique quelque part, pour que l’exil soit choisi et non plus subi.

Je suis très pessimiste quant à l’Union européenne. Cette europhobie ambiante et ce retour des nationalis­mes m’horrifient. Mon expérience m’a appris que, dès qu’on parle d’une “essence” du peuple (français ou serbe), on est déjà dans l’exclusion : s’il y a une essence du moi, il y a forcément quelque chose qui s’oppose à moi. La situation s’est dégradée exactement de cette façon en ex-Yougoslavi­e.

Concernant les migrants qui arrivent en Europe et chez nous, notamment de Syrie, on les regarde comme s’ils venaient par envie d’être là, comme s’ils adoraient leur situation… Mais ils ont tout laissé, de force! Et personne ne veut quitter son pays dans de telles conditions, à part en temps de guerre ! J’enseigne à des étudiants syriens, ici, et ils le disent bien. Le regard que j’ai sur eux est strictemen­t le même que celui que je portais sur nous il y a vingt-cinq ans. C’est l’éternel retour du même. »

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La ville de Mostar, en BosnieHerz­égovine, en 1992.

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