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Sur la route du souvenir

Philippe Labro

- Julien Bisson Photos : Alexandre Isard /Pasco pour Lire

Le journalist­e et écrivain reste fidèle depuis plusieurs décennies au 7e arrondisse­ment parisien. Alors qu’il publie l’émouvant Ma mère, cette inconnue, il nous a ouvert les portes de son bureau, sis dans un superbe hôtel particulie­r, où il conserve les souvenirs de sa riche existence.

Ce n’est pas La Porte de l’Enfer, visible au musée Rodin voisin, mais il a de quoi impression­ner : sous une corniche classique, un épais portail sombre ouvre sur la cour d’un superbe hôtel particulie­r, édifié au XVIIIe siècle. Voilà deux ans que Philippe Labro réside là, au deuxième étage de l’aile nord, logé par un de ses amis, l’industriel et homme de presse Claude Perdriel. Depuis ses fenêtres, il peut apercevoir le domicile d’un autre richissime capitaine d’industrie, François Pinault. « J’ai emménagé ici après avoir vendu mon appartemen­t précédent, explique l’auteur de La Traversée. Celuilà, j’y étais resté une trentaine d’années, au fond de l’impasse Récamier. J’habitais juste en face de Milan Kundera. De chez moi, je pouvais voir la petite lumière qui, la nuit, restait allumée. Je me disais : « Kundera travaille, et pas toi ! »

Les deux voisins se sont liés d’amitié, en témoigne cette élégante carte en accordéon ornée de dessins de Kundera lui-même, à l’esprit très Cocteau. Celleci trône aujourd’hui dans la grande bibliothèq­ue de son bureau, à côté d’un chat japonais et d’un guide sur le design à Berlin. Ce bureau, c’est la seule pièce de l’appartemen­t que nous aurons le droit d’inspecter lors de notre visite. Mais quelle caverne aux trésors ! Collection­neur fou, grand nostalgiqu­e devant l’Eternel, Philippe Labro y conserve précieusem­ent les souvenirs de huit décennies d’une existence menée à tombeau ouvert. « Je suis un fétichiste des objets, confesse-t-il. Un cinglé des brimborion­s, que mes proches continuent de m’offrir. Il y a les oiseaux, par exemple, qui volent dans mes étagères. Ou les petits chiens : il y a quelques années, nous avions adopté un Jack Russell du nom de Ficelle,

et on nous a offert plusieurs statuettes de cette race. » Dans le même registre, on trouvera au hasard du bureau un nombre effarant de crayons, une collection de couteaux de poche, une demidouzai­ne de claps qui rappellent sa carrière de cinéaste ( Sans mobile apparent, L’Héritier, Le Hasard et la Violence, La Crime…), ou encore une rangée de petites voitures américaine­s – dont, évidemment, la Lincoln Continenta­l où JFK trouva la mort en 1963.

L’événement tient, il est vrai, une place à part dans la biographie de Philippe Labro, qui fut l’un des premiers journalist­es français à couvrir l’assassinat – dont il fit récemment le récit dans « On a tiré sur le président ». L’ombre de Kennedy continue d’ailleurs à planer sur le lieu : un grand portrait le montre, jeune et souriant, dans un Photomaton avec Jackie, masquant plusieurs ouvrages qui lui sont consacrés, tandis que les vingtsix volumes du rapport de la commission Warren occupent une pleine étagère! Ils ne sont toutefois pas les seuls souvenirs de l’Amérique qu’a connue le jeune Labro. D’anciennes plaques d’immatricul­ation sont disposées ça et là, dévissées à la hussarde sur de vieilles guimbardes abandonnée­s. Une vingtaine de pulps originaux sont rangés en haut de la bibliothèq­ue, parmi lesquels Les Nus et les Morts de Norman Mailer, ou Le Grand Sommeil de Raymond Chandler. Une drôle de flûte décorée attire l’oeil : l’écrivain s’empresse de souffler dedans, imitant le bruit des locomotive­s yankees. « Je l’utilisais chez RTL pour convoquer les réunions de rédaction ! »

Mais le versant le plus personnel de cette aventure américaine est à trouver ailleurs, dans ses yearbooks, ces albums que les université­s américaine­s éditent chaque année listant les noms de leurs élèves. Il est là, le jeune « Phil Labro », étudiant en 1955 et 1956 de la Washington and Lee University, en Virginie (université dont il arbore toujours fièrement la chevalière). Un cliché d’identité le montre tout jeunot, une banane sur le crâne à la Elvis Presley. Sur un autre, l’auteur de L’Etudiant étranger pose, cheveux gominés et cigarette au bec, devant une imposante machine à écrire, la même que celle de son idole Ernest Hemingway. « Il y a quelques phrases de Hemingway qui m’ont guidé toute ma vie, glisse-t-il avec facétie. Comme cellelà par exemple : “Le don le plus essentiel à un écrivain est de posséder un détecteur à merde interne, à toute épreuve. C’est le radar de l’écrivain et tous les grands écrivains le possèdent.” Pas mal, non! »

Cette citation est consignée, avec beau coup d’autres, dans de petits recueils noircis durant sa jeunesse et qu’il exhume d’un tiroir. Entre les pages est glissée une lettre de son père, Jean-François, lui- même écrivain frustré, louant son premier roman, Des feux mal éteints. D’autres trésors peuplent encore cette petite pièce. Des documents tirés d’un passé plus lointain encore, à l’image de cette lettre manuscrite, sous verre, d’André Gide à un jeune homme dont il était épris. « Elle est datée d’août 1936, le mois et l’année de ma naissance, précise le maître des lieux. Mais ce dont je suis peut-être le plus fier, c’est de mon premier travail journalist­ique. » Et l’ancien patron de Direct 8 de soulever un épais volume magnifique­ment relié,

titré « Rapport sur la presse britanniqu­e » . « J’avais 15 ans, j’étais parti deux mois en Angleterre, avec trois francs six sous, grâce aux bourses Zellidja. Il fallait rédiger à la fois une étude et un journal. Cela a été une aventure inouïe qui m’a donné le goût du voyage et du travail. » Illustré de croquis et de photograph­ies, l’ouvrage témoigne d’une maturité déjà bien affirmée, à l’image de cette fiche d’identité en ouverture qui montre un adolescent convaincu de son avenir de journalist­e et d’écrivain. « J’ai très tôt senti qu’il pouvait y avoir, dans tout ce que nous vivions, matière à roman. Contrairem­ent à mon camarade Norman Mailer, j’ai repoussé mon entrée sous les drapeaux. Mais lorsque j’ai été contraint de partir en Algérie, une des idées qui m’a permis de tenir, c’est de penser que j’en tirerais quelque chose à écrire. Fitzgerald ne disait pas autre chose quand il comparait l’écrivain à une éponge, qui absorbe tout ce qu’il vit. »

On comprend dès lors pourquoi son oeuvre littéraire a très tôt été marquée par une veine autobiogra­phique, du Petit Garçon à Tomber sept fois, se relever huit. Pour son nouveau livre, Philippe Labro a pourtant opté pour un pas de côté, pour raconter une autre existence : celle de sa mère, Netka, disparue il y a quelques années. Une femme aimante, dévouée, étreinte par le secret de sa naissance : enfant naturelle d’un comte polonais et d’une fille de ferme française, abandonnée par ses parents, elle fut brinquebal­ée entre différente­s mères d’adoption, avant de trouver le bonheur auprès de son mari, âgé de 20 ans de plus qu’elle. De ce parcours poignant, Philippe Labro a su tirer un récit sobre et émouvant, un portrait impression­niste qui rend hommage à cette femme qui refusa, toute sa vie, de s’apitoyer sur son passé. Elle apparaît d’ailleurs rayonnante, entre ses quatre enfants, sur l’une des photos de famille que l’écrivain garde près de lui. « C’est ce cliché, pris à Hossegor, dont je parle dans le livre, quand je dis que ma mère faisait aussi figure de grande soeur pour mes frères et moi. »

Vissé dans un joli fauteuil coque, sous une grande photo abstraite prise par sa belle-fille à Deauville, l’ancien parolier de Johnny Hallyday jette encore un regard sur ses étagères bordées de souvenirs. « J’aime vivre dans mon passé, résume-t-il. Ce bureau est un lieu habité pour moi, un lieu qui m’inspire. C’est pourquoi j’y commence tous mes li - vres. » Sa table de travail, dominée par une lampe d’architecte et une statuette de Niki de Saint Phalle, arbore justement quelques photos de famille, des carnets Moleskine, plusieurs pots à crayons. A côté d’un papier à l’en-tête de Gallimard, on remarque une copie en anglais du prochain livre de Tom Wolfe, The Kingdom of Speech, élégamment dédicacée. Surtout, le bureau de l’écrivain fait face à une fenêtre encadrée de lourds rideaux. « C’est très important pour moi, explique l’auteur de Franz et Clara. Je ne peux écrire qu’avec les rideaux tirés, la lumière allumée, la porte fermée. Hemingway rappelait qu’un écrivain était en permanence assailli par le monde extérieur. Tout est fait pour qu’il n’écrive pas ! Alors il faut chérir ces quelques mo - ments d’ascèse. »

Philippe Labro sait de quoi il parle : mieux que quiconque, il a incarné l’homme pressé, en quête d’accompliss­ement et de reconnaiss­ance. Au point de regretter aujourd’hui son « égoïsme », qui l’a parfois tenu éloigné de ses proches. Il a connu un nouvel accès de dépression au moment de l’écriture de Ma mère, cette inconnue. Il a su le surmonter, comme le premier. « Mes échecs, mes crises, mes interrogat­ions, m’ont permis d’écrire ce livre. J’avais besoin de gagner en âge, en expérience. » A 80 ans révolus, il affiche aujourd’hui une belle santé, entretenue par un régime strict et une pratique assidue du fitness. Il réfléchit déjà à son prochain roman, qu’il espère rédiger une fois la campagne présidenti­elle terminée. Laissant derrière lui ce beau récit, placé sous le patronage d’Albert Cohen, dans Le Livre de ma mère : « Voilà, j’ai fini ce livre et c’est dommage. Pendant que je l’écrivais, j’étais avec elle. »

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 ??  ?? En haut, à gauche : un Photomaton du couple Kennedy et une plaque d’immatricul­ation du Colorado. En haut, à droite : le bureau de l’écrivain sur lequel il commence tous ses romans. En bas, à gauche : Philippe Labro, jeune étudiant de la Washington and Lee University, devant une machine à écrire. En bas, à droite : une carte en accordéon de Milan Kundera.
En haut, à gauche : un Photomaton du couple Kennedy et une plaque d’immatricul­ation du Colorado. En haut, à droite : le bureau de l’écrivain sur lequel il commence tous ses romans. En bas, à gauche : Philippe Labro, jeune étudiant de la Washington and Lee University, devant une machine à écrire. En bas, à droite : une carte en accordéon de Milan Kundera.
 ??  ?? Ouvrant un recueil de jeunesse, l’écrivain arbore la chevalière de son université. Ci-dessus : un cliché de la fratrie Labro avec leur mère, Netka. Ci-dessous : un rapport sur la presse britanniqu­e rédigé par notre hôte à l’âge de 15 ans.
Ouvrant un recueil de jeunesse, l’écrivain arbore la chevalière de son université. Ci-dessus : un cliché de la fratrie Labro avec leur mère, Netka. Ci-dessous : un rapport sur la presse britanniqu­e rédigé par notre hôte à l’âge de 15 ans.
 ??  ?? Ma mère, cette inconnue par Philippe Labro, 192 p., Gallimard, 17 €
Ma mère, cette inconnue par Philippe Labro, 192 p., Gallimard, 17 €

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