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DE L’OR EN BARS

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Le bar tamisé au comptoir déroulant sa surface boisée imprégnée de cire et d’alcool est le meilleur confident de l’écrivain américain venu y pêcher inspiratio­n, promiscuit­é tapageuse, sexe, et bien sûr ivresse. Les fleurs de la nuit, magnifique­s ou pathétique­s, y poussent dans la demi-obscurité où l’ébriété ouvre les vannes de la joie factice, de la tristesse sans fond, de la folie incontrôla­ble, de la mythomanie embarrassa­nte. Sorties simultanée­s en poche de trois grands textes où le troquet se fait le poste d’observatio­n idéal des grandeurs et petitesses de l’espèce humaine. A consommer sans modération.

Le Canadien Patrick deWitt nous invite dans un rade de Los Angeles où le barman apprenti écrivain mène la danse : observateu­r scrupuleux de ses clients, celui-ci note les faits, gestes et confidence­s de sa bande régulière de soiffards venant chaque soir s’abreuver à son comptoir. Dans ce grand vaisseau familier des coups de roulis, des coups de blues et des coups de boule, chacun de ses personnage­s – pute, maquereau, voyou, dealer, paumé, simplet – avance comme il peut, acteur volontiers actif de sa propre déchéance, ange et bourreau, s’achevant dans les caniveaux comme dans les bras de la délivrance. Texte furieux, plein d’une puissance rare, Ablutions rappelle le meilleur Jauffret par son procédé d’énumératio­n répétitive de personnage­s se barbouilla­nt d’alcool pour mieux s’effacer avec volupté dans leur propre néant.

Passé le choc de la découverte de l’immense Don Carpenter (1931-1995), il nous restait le meilleur, ou presque, en digestif : la publicatio­n posthume de son ultime roman achevé et édité par Jonathan Lethem, admirateur absolu de Carpenter. Un dernier verre au bar sans nom est une époustoufl­ante ode à un monde disparu, celui de la jeune génération d’écrivains de la côte Ouest mettant ses pas au mitan des sixties dans ceux de leurs glorieux aînés de la Beat generation. Ils se prénomment Charlie, Dick, Stan, Kenny et rêvent de succéder dans la mythologie des adeptes de la Remington et des bars embrumés aux Hemingway et autres Fitzgerald. Leur course vers l’Olympe des lettres se révélera semée d’embûches, de chausse-trapes, de trahisons et de déceptions que leurs beuveries de scénariste­s frustrés ne parviendro­nt que très provisoire­ment à faire oublier. Ivre du vin perdu, ivre d’espoirs douchés, telle fut aussi l’existence cabossée de Don Carpenter qui décida de tirer un trait définitif en se supprimant un jour de 1995.

J’avais rencontré Dan Fante (1944-2015) dans un bar de la rive droite il y a des années-lumière ou presque. Il m’avait longuement parlé de son père, John Fante, ombre écrasante à laquelle il tentait d’échapper par l’alcool, la cocaïne et autres expédients qui avaient longtemps mis entre parenthèse­s son désir d’écrire. Puis Dan s’était lancé, son style allant braconner du côté des univers âpres de son père et de Bukowski. Dans ses attachants récits autobiogra­phiques, sa langue ne s’embarrasse pas d’enjolivure­s. La Tête hors de l’eau est son combat pour sortir de l’addiction, entre séances pittoresqu­es aux Alcoolique­s anonymes et vie de traîne-savates au bout du rouleau et à court d’inspiratio­n, dans un Los Angeles déprimant que sa prose pleine d’un humour très noir renvoie dans ses cordes. Bien joué, Dan. Et adios.

 ??  ?? La Tête hors de l’eau par Dan Fante, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Pierre Aoustin, 216 p., Points, 6,50 €
La Tête hors de l’eau par Dan Fante, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Pierre Aoustin, 216 p., Points, 6,50 €
 ??  ?? Un dernier verre au bar sans nom par Don Carpenter, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy, 456 p., 10/18, 8,40 €
Un dernier verre au bar sans nom par Don Carpenter, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy, 456 p., 10/18, 8,40 €
 ??  ?? Ablutions : Notes pour un roman par Patrick deWitt, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Aronson, 208 p., Babel, 7,80 €
Ablutions : Notes pour un roman par Patrick deWitt, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Aronson, 208 p., Babel, 7,80 €

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