HYGIÈNE DU CORPS ET DE L’ÂME
Pour les Anciens, la quête du bonheur passe aussi par la maîtrise du désir et de la sexualité.
On veut se sentir bien, toujours mieux, être parfaitement à l’aise dans sa peau. Au nom d’un nombrilisme bien légitime, chacun aspire, en évitant tout conflit et toute tension inutile, à un apaisement durable. L’essor du développement personnel et des diverses psychothérapies de confort témoignent de cet individualisme militant, sans parler du succès des très actives sagesses orientales. Le retour en force des grandes sagesses antiques (stoïcisme, épicurisme, cynisme), condensées un peu vite en quelques adages, maximes ou sentences détachés de leurs corpus philosophiques d’origine, joue un rôle éminent dans ce recours aux sources. Cependant, sur la question déterminante du corps et de la sexualité, le sage stoïcien, épicurien ou cynique ne s’affirme jamais à titre strictement personnel, mais toujours en interaction avec les coutumes et les citoyens, les lois de la Cité, y compris pour les défier. On voit bien qu’il s’agit là d’une intensification du « souci de soi » , comme l’explique Michel Foucault dans le dernier volume de son Histoire de la sexualité. Attention portée à l’hygiène du corps et de l’âme, à la nourriture et à la diététique, à la pratique soutenue des exercices spirituels, à l’ascèse. Dans ce contexte, la sexualité est le pathos par excellence, la passion per- turbatrice qui affecte profondément l’âme et le corps ainsi que les institutions, comme celle du mariage.
LA LIBERTÉ ET L’AUTARCIE
Face au maître du monde Alexandre, Diogène le Cynique (natif de Sinope) aspire à prendre son bain de soleil, il aspire au kunikos bios, littéralement à la « vie de chien », du chien1, au strict minimum. Face aux aléas de la Fortune imprévisible, à son cortège d’épreuves et de maladies, le philosophe cynique opte résolument pour la liberté et campe dans le bastion de l’autarcie ( autarkeia), dans la maîtrise et la satisfaction raisonnable de ses désirs subjugués. Le désir, en effet, ne s’assouvit jamais, et la consommation conduit à la consomption. Au tonneau des Danaïdes, ce puits sans fond, Diogène préfère l’image rassurante du chaudron. « Le souverain bien des voluptueux les plus raffinés ne tient qu’à un seul chaudron », aimaient à répéter les cyniques. Un jour, raconte Diogène Laërce, l’autre Diogène se masturbait en place publique, en disant, sans la moindre vergogne : « Ah, si seulement on pouvait apaiser sa faim en se frottant ainsi l’estomac! » Bien sûr, on n’est jamais si bien servi que par soi-même, mais ces mains cyniques vantent le plaisir qu’il y a à n’être jamais dans la dépendance du maître, qu’il fut le sexe, la faim ou la répu- tation que vous font les autres. La femme, l’éphèbe charmant ou le puissant à qui on est redevable, autant de figures de la servitude. Le cynique pratique la vertu cynique par excellence, la parrêsia, le franc-parler, et dit à chacun son fait. Il existe aussi une franchise sexuelle, celle de l’onanisme et de la copulation publiques qui ont pour fonction d’exhiber l’intime, de déplacer les frontières entre le privé et le public, le décent et l’indécent, dans le souci d’une authentique conformité à soi qui, du coup, jette l’autre dans le trouble le plus profond.
L’AMOUR TROMPEUR
Lucrèce, le fervent apôtre latin d’Epicure, exalte un amour éminemment trompeur au chant IV du De Natura rerum. C’est un monde tremblé de simulacres ( simulacra), d’effigies minuscules, d’afflux permanent de corpuscules vers l’oeil qui font l’image mouvante. L’image rétinienne de l’objet physique est le résultat d’une émanation et d’une irradiation de corpuscules, et Vénus ne fait pas exception. « Se garder de l’amour n’est pas fuir ses bienfaits, c’est déguster ses fruits sans lui payer rançon », déclare Lucrèce avec raison. Alors que le corps assimile durablement la nourriture indispensable, la quête du visagesimulacre est frappée d’incertitude. Même au plus intime de l’étreinte amoureuse avec la femme, la possession totale s’avère impossible. Les mains ne saisissent que des simulacres instables. Jusque dans la possession intime, seule la surface est convoquée. L’amour rend aveugle, et la noiraude paraît comme « de miel », le paquet d’os et de nerfs est « gazelle », la géante maladroite, une « merveille » en majesté, et la frêle chlorotique et sans souffle devient « frêle mignonne ». Face aux débordements amoureux, il s’agit de ne pas se laisser enchaîner à la puissance captieuse du simulacre ni sombrer dans la fascination de l’image. Il vaut donc bien mieux, dans une Cité pacifiée, s’en remettre à l’institution stable du mariage dont le socle est solide. Epictète, en ses oeuvres, insiste toujours sur ce qui dépend de nous ou pas. L’événement ne dépend pas de nous, mais le jugement que nous portons sur lui, oui, assurément. Si le pathos sexuel est une figure de la Fortune, il convient à la faculté raisonnante d’en circonscrire les effets. Alain Rubens
1. Le livre d’Etienne Helmer Diogène le Cynique (Belles Lettres, 2017) constitue une belle et très claire introduction à cette philosophie en acte.