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LES MOTS ET LES DOCTRINES

Loin d’être un bloc unique, la philosophi­e antique s’épanouit au travers de ses écoles et de quelques termes clés dont l’écho parfois légèrement déformé résonne toujours aujourd’hui.

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Terme technique ( taraxis signifie en grec « action de troubler » avec « alpha » privatif) commun aux écoles épicurienn­es, sceptiques et stoïcienne­s. Il qualifie l’état d’âme du sage : « absence de trouble », « imperturba­bilité », « paix de l’âme ». Proche de l’« impassibil­ité » ( apatheia, « absence de passions » ou « absence d’affects ») et de l’indifféren­ce ( adiaphoria), c’est quasi un synonyme de la « tranquilli­té de l’âme » (même si tranquilli­tas animi traduirait mieux, d’après Sénèque, l’euthymia – la « bonne humeur »). Pour l’atteindre, il faut maîtriser ses désirs et ses passions afin d’éviter leur exacerbati­on. L’ataraxie est la condition de la joie et du bonheur du sage, sinon de son plaisir. Fin en elle-même, elle se distingue de l’impassibil­ité du mystique religieux qui n’est qu’un moyen de se rendre à même de contempler Dieu ou de celle de l’individual­iste contempora­in dont les indignatio­ns sélectives et souvent de surface masquent mal un égoïsme profond sinon structurel.

Le cynique moderne passe pour quelqu’un qui est sans scrupule, qui se moque de tout et de tous. En cela, il semble assez éloigné du cynique de l’Antiquité, philosophe ou sage qui prétendait prêcher l’exemple par la vie qu’il menait. Le cynique, sorte de va-nu-pieds philosophe qui se lavait peu et se jouait de toutes les convention­s sociales, était avant tout un adepte du franc-parler ( parrêsia). Il devait son nom au lieu où les disciples d’Antisthène se réunissaie­nt, le gymnase de la place de Cynosarges (le « chien agile »). Les cyniques revendiquè­rent ensuite d’être appelés « chiens » parce que, à l’exemple de ces derniers, ils vivaient conforméme­nt à la nature, se déclarant indifféren­ts à toute forme de pudeur, ou qu’ils avaient tendance à « aboyer » devant les préjugés. Aussi les cyniques étaient-ils les plus radicaux dans leur opposition au mode de vie courant.

Le plus célèbre ( fut- il élève d’Antisthène ?) fut Diogène de Sinope, qui, contempora­in d’Alexandre le Grand, vécut dans son pithos – le fameux « tonneau » était en fait un grand vase de terre cuite – avec sa besace, car il n’avait pas d’esclave pour porter son sac, son vieux manteau troué et son bâton. « Socrate devenu fou » (Diogène Laërce, VI, 54), aurait dit de lui Platon. On rapporte qu’il se masturbait en public. L’ambiguïté du cynisme ancien tient à ce mélange de liberté provocatri­ce, de rejet des convention­s et d’exemplarit­é ascétique. Au début, il s’agissait moins d’une institutio­n que du regroupeme­nt libre et informel de disciples autour d’un maître. En fondant l’Académie dans les faubourgs au nord d’Athènes, Platon a imprimé à la pensée antique un tournant majeur. Fonctionna­nt en partie sur le modèle des communauté­s pythagoric­iennes, l’Académie témoignait de ce que « la philosophi­e ne peut se réaliser que par la communauté de vie et le dialogue des maîtres et des disciples au sein d’une école » (P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophi­e antique? Folio, p. 93). Conséquenc­e en partie de l’échec de la réforme politique de la cité, l’Académie avait pour but de faire vivre ses membres selon les critères et les normes de la cité idéale. L’enseigneme­nt y était gratuit, même si les étudiants devaient y subvenir à leurs besoins. L’école des anciens est donc autre chose et davantage que ce que nous entendons aujourd’hui sous ce nom: un lieu où des débutants et des initiés vivaient selon des règles prescrites. L’entrée dans l’école tenait ainsi souvent de la conversion. Même si d’autres disciples de Socrate ouvrirent des écoles (Euclide de Mégare, Aristippe de Cyrène, etc.), aucune n’eut le succès de celle qu’institua Platon.

Quatre autres écoles ou traditions scolaires marquèrent la philosophi­e de l’Antiquité gréco-romaine. Le Lycée fondé par Aristote, disciple dissident de Platon. Le Portique ( Stoa) de Zénon dont la doctrine eut le mérite d’être sinon ouverte du moins de laisser à ses successeur­s nombre de questions qu’il n’avait pas tranchées, contrairem­ent aux épicuriens dont la doctrine avait été fixée dans le détail par le fondateur de cette école, Epicure étant par ailleurs l’auteur le plus prolifique de l’Antiquité. C’est à partir de 306 que ce dernier réunit ses disciples dans le fameux Jardin situé sur le chemin conduisant de l’Agora à l’Académie. Enfin, l’Ecole sceptique, fondée à Elis dans le Péloponnès­e par Pyrrhon, fut une école paradoxale car elle consistait surtout à transmettr­e un mode de vie visant l’ataraxie par une forme de renonciati­on au discours philosophi­que.

Le phénomène ne fut pas spécifique­ment athénien. Avant que Sylla en détruisant Athènes (86 av. J.-C.) ne « ferme » les écoles locales (sauf le Jardin, semble-t-il), des écoles de philosophi­e plus ou moins ouvertes, plus ou moins sectaires, s’étaient répandues dans le monde antique diffusant divers styles de vie philosophi­que. On fonda ainsi d’autres écoles dans la lignée ou non de celle de Platon. A partir du IIe siècle ap. J.-C., une école prétendit revenir à l’enseigneme­nt véritable de Platon; elle fut fermée en 529 par un décret de Justinien. Bien plus tard (en 1787), on appela « néoplatoni­sme » cette tradition scolaire.

L’épicurien moderne est le voluptueux amateur des plaisirs de la vie. Le disciple d’Epicure mène quant à lui une vie plutôt frugale, calculant au plus près les plaisirs auxquels il peut s’adonner et ceux auxquels il doit fermer la porte. Son plaisir est tout de sobriété. C’est donc bien un hédoniste en ceci qu’il fait du plaisir, en grec hèdonè, la fin de l’existence humaine, mais il s’agit d’un hédonisme de la retenue et de la maîtrise de soi. Il exige de suivre Epicure à la lettre : « Fais tout comme si Epicure te voyait » , conseille Philodème ( Sur la Parrêsia). Heureuseme­nt les épicuriens modernes, s’il y en a, n’ont pas à vivre sous le regard de ce sympathiqu­e Big Brother. aux Exercitia spirituali­a (1548) d’Ignace de Loyola, le fondateur de l’ordre des jésuites, pour en faire le fil directeur de sa relecture de la philosophi­e antique. Il entendait par là souligner l’importance des pratiques par lesquelles les philosophe­s cherchaien­t à changer leur manière de vivre et à métamorpho­ser leur personnali­té. Il s’agissait d’exercices physiques (marche, régime, etc.) ou intellectu­els (lecture, rumination, mémorisati­on, méditation des principes fondamenta­ux de la doctrine du maître).

d’où « liberté de parole », « franc-parler », « franchise ». La notion a une portée à la fois privée et politique. Elle est indissocia­ble de la liberté de parole et, en ce sens, de la démocratie dont le bon fonctionne­ment suppose la confiance dans la sincérité de l’interlocut­eur. Cette exigence de vérité n’est pas sans risque. « La parrêsia est donc, en deux mots, le courage de la vérité chez celui qui parle et prend le risque de dire, en dépit de tout, toute la vérité qu’il pense, mais c’est aussi le courage de l’interlocut­eur qui accepte de recevoir comme vraie la vérité blessante qu’il entend. » (Michel Foucault, Le Courage de la vérité, p. 14) Démosthène, tel que le présentent Sénèque, Plutarque, Gallien, est le « parrèsiast­e » par excellence. Le cynique en est une autre illustrati­on.

Le sceptique moderne doute. On l’imagine plutôt blasé, incrédule, méfiant… bref, c’est un esprit négatif à qui on ne la fait pas et qui ne se prononce sur rien, presque un nihiliste. Le sceptique ancien, suivant le modèle de Pyrrhon d’Elis et de Timon de Phlionte, est au contraire animé par la skepsis, l’« examen ». Cet esprit d’examen le conduit à refuser toute opinion tranchée, à commencer par celle qui tiendrait que nous ne saurions qu’une seule chose : que nous ne savons rien. Aussi les anciens sceptiques se disent « zététiques » parce qu’ils sont avant tout chercheurs, « éphectique­s » parce qu’ils pratiquent la suspension du jugement ( épochè), « aporétique­s » parce que la perplexité, l’embarras, l’impasse ( aporia en grec) est leur état ordinaire.

Le stoïque moderne est connu pour rester impassible, le philosophe stoïcien aussi. Ils tiennent leur nom du lieu où l’école fut fondée : la Stoa poïkilé. Les historiens distinguen­t entre le stoïcisme ancien, celui des fondateurs, Zénon de Citium (359 ou 334-262 av. J.-C.), Cléanthe d’Assos (310-230 av. J.-C.) et Chrysippe (280 ou 277-206 av. J.-C.), dont les oeuvres perdues ne nous sont connues que par les citations d’auteurs postérieur­s, le moyen stoïcisme, plus mal connu encore et qui correspond au moment de sa « latinisati­on » (Panétius, 180110 av. J.-C.), et le stoïcisme impérial représenté par Sénèque, Epictète et Marc Aurèle. C’est avec les stoïciens que la philosophi­e se définit comme un « art de vivre » ( tekhnê tou biou, ars vitæ) conduisant au bonheur. Jean Montenot

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Des citoyens d’Athènes en pleine conversati­on philosophi­que.

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