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LE CONSENTEME­NT DE CAMUS

- Thomas Billot

Dans ses Carnets, Albert Camus affirme sans détour : « Nous devons à l’Antiquité le peu que nous valons. » Elle fut en tout cas le terreau fertile dans lequel son oeuvre a pris corps. L’enfant de Mondovi avait eu Jean Grenier comme professeur, qui lui fit découvrir Nietzsche, mais aussi le scepticism­e d’un Pyrrhon. Contempora­in d’Alexandre le Grand, Pyrrhon jugeait qu’il fallait se « dépouiller de l’homme », qu’il ne fallait pas chercher à trouver un sens au monde, mais priser le détachemen­t, l’indifféren­ce, afin d’atteindre une forme d’impassibil­ité. Il préfigure ainsi le Meursault de L’Etranger, qui cultive l’apathie pour mieux savourer le pur plaisir d’exister.

Ce regard, Camus le développe dans Le Mythe de Sisyphe : condamné par les dieux à rouler une pierre jusqu’au sommet d’une montagne, pierre amenée à toujours retomber, Sisyphe devrait être torturé par son espoir sans cesse renouvelé. Or Sisyphe est justement héroïque dans sa capacité à supporter le châtiment, à lutter vers les sommets sans l’illusion de la réussite. « La sagesse antique rejoint l’héroïsme moderne », reconnaît d’ailleurs Camus dans les dernières page de son essai. Plus tôt, il avait précisé sa pensée : « Si le mot sage s’applique à l’homme qui vit de ce qu’il a, sans spéculer sur ce qu’il n’a pas, alors ceux-là [les hommes de l’absurde : Don Juan, le conquérant, le comédien…] sont des sages. » L’homme absurde, pour Camus, peut trouver son bonheur dès lors qu’il est en mesure de se sentir à l’unisson du monde, de sa « tendre indifféren­ce », la sagesse faisant alors figure d’aboutissem­ent.

« C’est sur ce balancemen­t qu’il faudrait s’arrêter, singulier instant où la spirituali­té répudie la morale, où le bonheur naît de l’absence d’espoir, où l’esprit trouve sa raison dans le corps », écrit encore le philosophe dans les dernières pages de Noces, recueil publié en 1939, quelques mois avant la Seconde Guerre mondiale. « Dans son ciel mêlé de larmes et de soleil, j’apprenais à consentir à la terre et à brûler dans la flamme sombre de ses fêtes. J’éprouvais… mais quel mot ? quelle démesure ? comment consacrer l’accord de l’amour et de la révolte ? La terre ! Dans ce grand temple déserté par les dieux, toutes mes idoles ont des pieds d’argile. »

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