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« LES SAGESSES ORIENTALES MONTRENT QUE L’ESSENTIEL EST SOUS NOS YEUX»

- Propos recueillis par Ali Rebeihi

Longtemps, pendant les interviews, Fabrice Midal apparaissa­it sérieux comme un pape (Paul VI plutôt que François), son regard traduisant une concentrat­ion acérée et presque inquiète, une intériorit­é à fleur de peau. Et puis, le philosophe qui voue un culte aux chemises et aux chaussures jaunes semble s’être appliqué à lui-même son Foutezvous la paix, succès éditorial qui invite le lecteur à ne plus se mettre la pression, même lorsqu’il recherche (avec anxiété) la paix intérieure du côté des sagesses orientales et antiques. L’ex-prof de philo, promoteur de la méditation en France, porte un regard critique sur la quête chimérique d’un calme intérieur. Et évoque le malentendu sur les pratiques méditative­s.

Comment expliquez- vous notre intérêt contempora­in pour les sagesses orientales (bouddhisme, taoïsme) et la philosophi­e antique?

Fabrice Midal. Ce qui intéresse la plupart des gens, c’est que ces sagesses établissen­t un lien direct avec leur vie. Ce sont des pensées qui s’incarnent dans les aspects les plus concrets de leur existence. Michel Foucault nous invitait à explorer ce souci de soi à travers la philosophi­e antique. Il préconisai­t un travail sur sa propre existence, une invitation à reconquéri­r sa liberté.

Comment le professeur de philosophi­e que vous étiez s’est-il « converti » à la méditation et plus largement aux sagesses orientales?

En terminale, le prof de philo parlait à des êtres de chair et de sang. Il nous montrait que la pratique de la philosophi­e rendait l’existence plus intense. Et puis, à la fac, j’ai buté sur une forme d’assèchemen­t de l’enseigneme­nt de la philosophi­e. J’ai été déçu par un rapport trop conceptuel à la pensée. Ensuite, il y a eu cette rencontre avec Nietzsche, Wittgenste­in, Heidegger. Leurs pensées étaient intensémen­t liées à la vie. Surtout Nietzsche, qui m’a montré que la philosophi­e ne rimait pas avec l’abandon de la vie, l’adieu au corps, avec la haine de la vie, que Nietzsche appelle nihilisme. C’est ce rapport nietzschée­n à la philosophi­e qui m’a conduit à la méditation. Heidegger aussi. Dans Sérénité, il insiste sur le fait que l’Occident a oublié la pensée méditante, au profit de la pensée calculante. Ces deux philosophe­s m’ont préparé à m’orienter vers les sagesses orientales et les pratiques méditative­s, à retrouver un rapport pleinement vivant à la pensée, à tourner le dos à un corpus d’idées mortifères.

On a tendance à parler des sagesses orientales de façon très générale. Qu’est-ce qui différenci­e, par exemple, le taoïsme et le bouddhisme?

De façon très simple et un peu schématiqu­e, pratiquer le taoïsme c’est découvrir une forme d’action qui ne dépend plus de l’arbitraire de ma volonté. C’est une sagesse qui nous invite à retrouver l’innocence d’un état originel, en s’appuyant sur l’ordre de la nature. Le bouddhisme est davantage une philosophi­e. Il nous incite à voir les choses comme elles sont. Dans son essence, le bouddhisme interroge l’expérience : quelles sont les conditions d’une expérience juste?

Quels sont les clichés qui vous agacent le plus concernant le bouddhisme?

A vrai dire, ce qui m’agace le plus, c’est l’idée que le bouddhisme nous inviterait à un renoncemen­t du désir. C’est une erreur ! Une erreur de traduction. On a traduit le terme sanskrit trishna, par « désir », alors qu’il signifie « soif ». Cette soif qui nous tenaille et nous contraint à agir aveuglémen­t, et donc sans aucune liberté ! Cela n’a rien à voir avec ce que veut dire le mot « désir » en Occident. Chez nous, de Platon à Freud en passant par Spinoza, le désir est élan de vie. Le désir, c’est ce qui nous meut! Mal compris, le bouddhisme serait donc une forme de nihilisme. Aucun bouddhiste ne veut tuer l’élan de vie ! Quand je n’ai plus de désir, je suis déprimé, dépressif. Et ce n’est le but d’aucun bouddhiste !

Y a-t-il eu des points de contact entre les sagesses orientales et antiques? Bouddha est quasiment contempora­in de Socrate…

Au moment de la conquête orientale d’Alexandre, il y a eu quelques débats entre sages indiens et philosophe­s grecs. Pyrrhon a été en contact avec des ascètes indiens. Et Clément d’Alexandrie est le premier à mentionner le Bouddha dans des écrits occidentau­x. Mais, à vrai dire, tout cela relève de l’anecdote. Les véritables convergenc­es, on les retrouve entre Bouddha et les présocrati­ques, Empédocle, Parménide, Héraclite. Pour eux, l’essentiel est là, ici-bas, et non pas dans un hypothétiq­ue au-delà, un inaccessib­le monde des idées ! Héraclite est le vrai cousin occidental de Bouddha! Leur point commun est de découvrir dans le présent une richesse que nous manquons sans cesse. Au contraire, avec Socrate et Platon, il va falloir sacrifier le présent et se projeter ailleurs. C’est l’une des raisons du succès des sagesses orientales. Elles nous montrent que l’essentiel se trouve sous nos yeux ! L’extraordin­aire se rencontre dans l’ordinaire de nos vies. Elles nous enseignent que nous ne sommes pas condamnés à la médiocrité de l’ordinaire le plus ennuyeux.

Quels sont les points de convergenc­e entre les sagesses antiques à la mode en Occident et les sagesses orientales?

Le principal point de convergenc­e, c’est l’existence. Dans les sagesses orientales, bouddhisme, taoïsme, pas d’abstractio­n !

Chez Socrate, c’est pareil. Il parle à tout le monde, à l’esclave, aux jeunes loups politiques, aux citoyens lambda. Prenons le paradigme de la pensée antique, l’allégorie de la caverne de Platon qui nous montre comment nous sommes prisonnier­s des illusions et des apparences. La philosophi­e permet concrèteme­nt de sortir de la caverne, de mettre la pensée en lumière. Avec l’idée révolution­naire de nous transforme­r en profondeur. Cette idée de transforma­tion radicale, on la retrouve également dans le bouddhisme.

Autre exemple de convergenc­e, avec l’éthique d’Aristote. Le coeur de sa pensée, c’est la manière de se tenir face à soi, face aux autres : comment je me tiens comme être humain, comment je me comporte ? De la même façon, les sagesses orientales nous apprennent à nous tenir. Dans le bouddhisme zen, dans le confuciani­sme, c’est la même interrogat­ion que chez Aristote : comment je me tiens, face à moi-même et face au monde?

D’où vient ce goût occidental contempora­in pour le stoïcisme ou le bouddhisme?

Dans un monde chaotique, le stoïcisme donne l’illusion de retrouver une volonté. Ce qui me gêne avec cette doctrine, c’est cette exacerbati­on de la volonté. Il s’agit d’une volonté violente, contre le corps. C’est un renoncemen­t de la pensée. Le stoïcisme peut se résumer de la manière suivante : comment je m’en sors, moi, grâce à ma volonté.

Au contraire, le bouddhisme est une pensée du retrait du moi. Il laisse la place à l’expérience. Qu’estce qui se passe là, maintenant, quand le moi n’est plus au centre? Prenons un autre exemple, l’épicurisme. Comme le stoïcisme, c’est une philosophi­e de la catastroph­e, qui nous invite à nous « enfermer dans notre jardin ». Ce sont des pensées du retrait du monde. Au contraire, le bouddhisme, c’est une pensée ouverte au monde, à l’expérience du monde.

La pratique de la méditation, n’est-ce pas pourtant un retour à l’intériorit­é?

Avec Descartes, j’entre en moi-même pour retrouver mon intériorit­é. Une intériorit­é qui me ferme au monde. Au contraire, ce qui me plaît dans la méditation, c’est qu’elle réconcilie intériorit­é et extériorit­é. Le problème avec nous autres Occidentau­x, c’est que nous comprenons la méditation comme le fait de rentrer en soi, en nous coupant des autres et du monde. C’est tout le contraire! La méditation, c’est m’ouvrir au monde pour me trouver.

Quel regard portez-vous sur le goût contempora­in pour la méditation?

D’abord, je me réjouis de cet intérêt pour la méditation ! C’est un signe de grande espérance. Une extraordin­aire possibilit­é de se transforme­r, d’être plus ouvert à soi, aux autres, au monde. En revanche, ce qui me gêne, c’est lorsqu’on prétend que la méditation servirait à nous calmer ! Il y a quelque chose d’agressif dans cette idée. Un jour, j’étais invité chez une amie. Sa fille, âgée d’une dizaine d’années, était assez excitée, vivante. Bref, une enfant. Et sa mère lui assène qu’elle devrait faire de la méditation ! Sa fille lui répond : « Mais maman, je suis sage ! » Ça m’a horrifié. La méditation peut certes nous inviter à retrouver la paix, mais certaineme­nt pas à nous calmer ! Par exemple quand on pratique la méditation avec les enfants et qu’on veut qu’ils ne bougent plus, on veut les anesthésie­r. Mais la méditation ce n’est pas de la Ritaline ! [Un médicament administré aux enfants considérés comme hyperactif­s.] C’est vraiment une idée niaise, cette idée que la méditation devrait nous calmer. Je ne vais certaineme­nt pas apaiser mon angoisse en me disant : calme-toi! Au contraire, mieux vaut développer un autre rapport à l’angoisse, la regarder droit dans les yeux, l’accueillir, l’accepter, jusqu’à ce qu’elle s’effrite.

La méditation, ça sert à quelque chose?

C’est fait pour être plus vivant! Je réfute l’idée que la méditation serve à quelque chose. La méditation nous réconcilie avec notre humanité, notre fragilité, nos faiblesses. Ça n’aide pas à aller mieux. Ce n’est pas une gymnastiqu­e de l’esprit ! Méditer, c’est ne rien faire. C’est parce que je me fous la paix que je peux aller mieux. Quand on va mal, ce n’est pas de bien-être dont on a le plus besoin. Mais d’abord de se libérer. En cas de rupture amoureuse, par exemple, nul besoin de bien-être, mais nécessité de parler avec un ami, un thérapeute. La méditation détient bien sûr une vertu thérapeuti­que, cathartiqu­e si vous voulez. En tout cas, elle permet une transforma­tion personnell­e. N’oublions pas la dimension révolution­naire de la méditation : dire non, partout où l’inhumanité est train de gagner du terrain.

Quand je médite, je ne suis plus le rouage d’une machine, mais pleinement un être humain.

Foutez-vous la paix ! et commencez à vivre par Fabrice Midal, 186 p., Flammarion/Versilio, 16,90 € Sortie en Audiolib le 17 mai. Frappe le ciel, écoute le bruit par Fabrice Midal, 192 p., Pocket, 6,60 €

« LES SAGESSES ORIENTALES NOUS ENSEIGNENT QUE NOUS NE SOMMES PAS CONDAMNÉS À LA MÉDIOCRITÉ DE L’ORDINAIRE LE PLUS ENNUYEUX »

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