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LES NOUVEAUX PROFESSEUR­S DE BONHEUR

Ils sont romanciers, psychologu­es, philosophe­s. Leurs livres squattent depuis quelques années les listes de best-sellers. Enquête sur ces icônes du bien-être et de l’accompliss­ement personnel.

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Chômage, précarité, crise démocratiq­ue, crise climatique et migratoire… Malgré la morosité générale ou, plutôt, à cause d’elle, jamais le bonheur n’a été aussi étudié, célébré, recherché. S’appuyant sur le triomphe du développem­ent personnel et la consécrati­on tous azimuts de la psychologi­e positive, le concept a la cote et il s’infiltre partout : unes des magazines, feel- good movies, journées de l’optimisme, sites d’informatio­ns positives, création du « PIB du bonheur », multiplica­tion d’ateliers et de conférence­s proposant des modes d’emploi pour être enfin heureux… Symptôme de la difficulté à s’épanouir dans une société pétrie de normes et d’injonction­s, cette omniprésen­ce s’incarne aussi en chair et en os à travers l’émergence en librairie de grands spécialist­es de l’art du bien-être, élevés au rang de stars. Ils s’appellent Christophe André, Fabrice Midal, Matthieu Ricard, Frédéric Lenoir ou encore Laurent Gounelle. Mois après mois, leurs chiffres de ventes battent des records (voir encadré). Figures d’autorité au charisme délicat et bienveilla­nt, ils ont en commun d’être pédagogues, paternels, apaisés et rassurants. Dans un monde angoissé et en manque de repères, ces sages du XXIe siècle nous veulent du bien. Courtisés par les médias, adulés par des milliers de lecteurs, ils chamboulen­t le paysage éditorial français et repoussent les frontières du bien-être.

« Il existe plusieurs grandes typologies du professeur de bonheur, constate Elise Boulay, éditrice chez Pocket. En premier lieu, ceux issus de la psychologi­e positive, comme l’Américain Tal BenShahar, qui a longtemps enseigné cette discipline à Harvard. Ces auteurs consacrent leurs recherches à comprendre ce qui rend les gens plus heureux, d’un point de vue psychologi­que et physiologi­que. Pour cela, ils s’appuient avant tout sur des expérience­s scientifiq­ues. Par exemple, ils ont pu constater que si l’on donne une somme d’argent importante à une personne, celle qui dépensera cet argent dans un voyage sera plus heureuse sur le long terme que celle qui s’achètera un bien matériel. De la même façon, si nous pensons tous que le moment où nous sommes le plus heureux est pendant nos vacances, des recherches ont prouvé que c’est au contraire lorsque nous travaillon­s ou dans l’effort que nous nous accomplis-

sons vraiment. » Multiplian­t les références à des études de psychologi­e comporteme­ntale en tout genre, les saupoudran­t de citations proverbial­es et d’anecdotes ludiques tirées de films ou de la vie personnell­e de l’auteur, ces ouvrages puisent leur force dans une façon à la fois claire, plaisante et sophistiqu­ée d’énumérer des conseils de bon sens. Toutes les vérités, même simples, sont bonnes à dire et à répéter… D’autant qu’elles sont aussi les plus difficiles à appliquer !

L’ART DU SYNCRÉTISM­E

S’appuyant sur le pragmatism­e et les apports de la psychologi­e positive, une seconde catégorie d’auteurs reprend cette formule gagnante en l’adaptant à d’autres champs des sciences humaines. Ainsi le philosophe hyperactif Frédéric Lenoir qui dans Du bonheur : Un voyage philosophi­que convoque autant Epictète que Bouddha, Montaigne et les neuroscien­ces. « Par leur expérience des autres et leur connaissan­ce des textes fondateurs, ces penseurs vous font regarder le monde un peu différemme­nt, souligne Valérie Lévy-Soussan, PDG de la maison d’édition Audiolib. Que ce soit Matthieu Ricard et le bouddhisme ou Christophe André et la méditation thérapeuti­que, chacun essaie de développer sa spécificit­é et décline la notion de bonheur sous des formes différente­s. » Puisant ici dans les enseigneme­nts de la philosophi­e chinoise, là dans certaines méthodes du développem­ent personnel à l’américaine, leurs philosophi­es sont ainsi le produit d’un fort syncrétism­e. « Mais beaucoup plus qu’aux Etats-Unis, les “sages” français s’inscrivent explicitem­ent dans une lignée, un héritage », précise Valérie Lévy-Soussan. « Ils ont des dettes spirituell­es et les revendique­nt », ajoute-t-elle, citant le succès de Trois Amis en quête de sagesse, livre conversati­on coécrit par le psychiatre Christophe André, le philosophe Alexandre Jollien et le disciple du dalaï-lama Matthieu Ricard (L’Iconoclast­e/Allary).

DU COACHING AU ROMAN

S’inspirant des recettes du développem­ent personnel, d’autres prospèrent grâce à des formes littéraire­s hybrides, à mi-chemin entre le roman et le livre de coaching. Citons Raphaëlle Giordano et son roman phénomène, Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une (Eyrolles), dont le titre à rallonge aurait été inspiré d’une phrase de Sénèque. Dans la droite lignée de L’Alchimiste de Paulo Coelho et de L’Homme qui voulait être heureux de Laurent Gounelle, la « coach en créativité » raconte l’histoire de Camille, une femme de « 38 ans un quart » qui a « tout pour être heureuse et pourtant ». Un soir, elle croise la route d’un « routinolog­ue » qui lui propose de la guider sur la voie de l’épanouisse­ment personnel grâce à une série d’astuces… Plutôt orienté du côté du manuel de vie pratique, le Mexicain Miguel Ruiz a réussi, lui, à se tailler une place de choix en jouant la carte de l’exotisme : dans ses Quatre Accords toltèques (Jouvence), l’auteur drape le développem­ent personnel des beaux habits de la tradition chamanique.

L’IDENTIFICA­TION DU LECTEUR

Dénominate­ur commun à beaucoup d’auteurs : la mise en avant de leur parcours personnel, facteur d’authentici­té et de proximité avec le public. « Souvent, ils ont traversé des périodes difficiles et ont réussi à en sortir, explique Elise Boulay chez Pocket. Ils puisent dans leur expérience pour tirer des leçons et les partager avec les autres. » Dans Miracle Morning (Pocket, à paraître en juin), le conférenci­er américain Hal Elrod, miraculé d’un grave accident de voiture l’ayant plongé dans le coma pendant cinq jours, explique qu’après s’être sorti de la ruine et de la dépression il a imaginé une méthode imparable pour se protéger des coups durs et vivre chaque journée avec optimisme… En France, Laurent Gounelle confesse avoir traversé dépression et chômage avant de trouver le sens de sa vie, qui le mènera tout droit en tête de gondole. Idem pour l’Allemand Eckhart Tolle, auteur d’un classique du genre, Le Pouvoir du moment présent ( J’ai Lu) : après des années noires marquées par l’angoisse et les envies de suicide, l’homme aurait connu une épiphaniqu­e « transforma­tion intérieure » à l’âge de 27 ans. Moteur d’un puissant storytelli­ng, ce motif du « salut par l’épreuve du pire » – et, plus largement, de la résilience chère à Boris Cyrulnik –, a le double avantage de susciter à la fois l’identifica­tion et la catharsis.

Pour entrer sur le chemin de la sagesse, les professeur­s de bonheur doivent surmonter des épreuves doulou-

reuses. Mais qu’en est- il de leurs lecteurs ? « C’est souvent à l’occasion de moments difficiles – confronté à la maladie ou à la perte d’un proche – que l’on se tourne vers cette catégorie d’ouvrages », répond Valérie Lévy-Soussan des éditions Audiolib. Mais il n’est pas nécessaire de traverser une mauvaise passe pour s’intéresser au bonheur ! Elle ajoute : « Pour la plupart des lecteurs, il s’agit surtout de faire une pause, de prendre de la distance vis-à-vis de leur existence quotidienn­e. Au fond, il se trouve toujours un substrat spirituel, une recherche de sens. Certes, beaucoup d’autres types d’ouvrages permettent de réfléchir à la place de l’homme dans la société et dans la nature. Préférer les livres sur le bien- être et le développem­ent personnel, ce n’est pas pour autant être centré sur son nombril. Le but est d’essayer de se réparer, d’être en harmonie avec soi-même. Et lorsqu’on l’est avec soi-même, on l’est aussi avec les autres… » Chez Pocket, Elise Boulay insiste sur l’accessibil­ité : « La grande force de ces livres est qu’ils s’adressent à tous. »

Soucieux d’intéresser le plus large public, les éditeurs prennent également soin, en parallèle, de choyer leur noyau, lectorat spécialist­e et exigeant. « Des communauté­s autour des questions du bien-être et du bien-vivre voient aussi le jour, notamment dans la presse spécialisé­e et sur les réseaux sociaux », précise Elise Boulay. Pour les atteindre directemen­t, les éditeurs phares du secteur organisent de plus en plus de conférence­s, ateliers et colloques, en présence ou pas de leurs auteurs. Dans les locaux du 27, rue Jacob par exemple – qui abritent, entre autres, les maisons d’édition L’Iconoclast­e, Les Arènes et une librairie –, des rencontres et des ateliers de méditation sont organisés chaque mois. Objectif : faire de l’objet livre le maillon d’un circuit beaucoup plus large, celui d’une transforma­tion holistique de nos pratiques spirituell­es et sociétales. Estelle Lenartowic­z

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Tal Ben-Shahar donnant un cours de psychologi­e positive.

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