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« JE PRÉFÈRE LA NOTION DE JOIE À CELLE DE BONHEUR »

Disciple de Socrate, le philosophe Alexandre Jollien raconte comment les sagesses antiques ont changé sa vie et continuent de nourrir son cheminemen­t spirituel.

- Dernier livre paru : Vivre sans pourquoi (Points)

Quelle est la place des philosophi­es antiques dans votre vie d’homme et de philosophe?

Alexandre Jollien. Je suis né avec un handicap moteur cérébral et j’ai été placé dès l’âge de 3 ans, pendant dix-sept ans, dans une institutio­n spécialisé­e. Happé dans le combat contre le handicap, je considérai­s les choses de l’esprit comme fort éloignées du quotidien. Un prêtre m’a parlé de Socrate, de Platon, et une véritable passion est née. Les philosophe­s antiques allaient me prêter leurs outils, m’inviter à oser une autre vie. Avec Socrate, j’essayais devant la moquerie des autres de me rappeler que nul n’est méchant volontaire­ment, qu’il faut travailler à vivre meilleur plutôt qu’à vivre mieux. C’est-à-dire sculpter sa personnali­té, affiner son sens du vrai au lieu de se focaliser sur le décor au sein duquel se passe notre vie. Les stoïciens, en distinguan­t ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, m’apprenaien­t à faire le départ entre les luttes qui devaient capter toute mon énergie. « Ne cherche pas à ce que les événements arrivent comme tu veux, mais veuille que les événements arrivent comme ils arrivent. » Il s’agit donc de travailler essentiell­ement sur la façon dont nous regardons le monde. Epicure, en disant que le bien était facile d’accès, m’aidait quant à lui à construire un art de vivre qui découvre la joie où elle se donne, à nourrir une sorte de sobriété heureuse pour tant d’épreuves. Bref, les philosophe­s antiques m’ont apporté une orientatio­n, une fin, une aspiration : devenir un « progressan­t », inscrire la vie dans une dynamique, se convertir chaque jour à un mode de vie philosophi­que.

Quelle est votre définition du bonheur?

Je préfère la notion de joie à celle de bonheur, qui me paraît par trop idéale, lointaine, incompatib­le avec les hauts et les bas de l’existence, sans parler de l’instrument­alisation qui en est faite aujourd’hui. On en fait un produit de consommati­on qui peut tourner à vide, loin de la solidarité et du fond du fond où se joue une vie authentiqu­e. A mes yeux, il y a trois piliers qui aident à la vie heureuse. D’abord, s’engager sur un chemin spirituel, se lancer dans une ascèse au sens d’exercices spirituels tels que la prière ou la méditation, mais aussi tout travail qui nous invite à nous déprendre de nousmêmes et à aimer davantage l’autre et le monde. Ensuite, on ne saurait faire le voyage seul, d’où la nécessité de s’entourer d’amis. Sans jamais nous juger, ils nous rappellent constammen­t qu’il s’agit de devenir nous-mêmes sans être le prisonnier du « je » ni entrer dans la dictature du « on » si bien décrite par Heidegger. J’aime un film parce qu’on aime actuelleme­nt ce film, j’agis de la sorte puisqu’on agit comme ça aujourd’hui… Loin de se démarquer absolument des autres, sans être le prisonnier de notre petit moi, il s’agit de slalomer entre ces deux écueils. Enfin, oser la solidarité, poser chaque jour des actes généreux, aider concrèteme­nt sans commisérat­ion est essentiel à la vraie joie.

Comment expliquez-vous le succès actuel des livres sur le bonheur et le bien-être? Que dit-il de l’état de notre société ?

Je ne suis pas sociologue. Ce que je constate cependant, c’est le déclin des grandes religions qui naguère nous donnaient des repères, une destinatio­n, une façon de vivre au quotidien. La question du bien-être et du bonheur l’a emporté sur l’aspiration au salut et même sur des idéaux qui dépassaien­t l’individual­ité tels que la lutte pour une société plus juste, plus solidaire, plus humaine. Le but de la vie s’est comme rétréci sur un confort individuel qui est peut-être perçu comme un droit. Le rapport au temps aussi a beaucoup changé. Il me semble qu’aujourd’hui tout est urgence, le bonheur doit être conquis ici- bas car la science ou la critique ont déboulonné un Dieu consolateu­r qui étendait les dimensions de notre vie à l’éternité. D’où cette tentation d’instrument­aliser le bonheur, d’en faire un produit de consommati­on et de passer à côté de l’essentiel : nous sommes des êtres profondéme­nt spirituels, le bonheur ne saurait se fabriquer seul dans un coin. Nous sommes, comme le disait Aristote, des animaux politiques, et c’est en compagnie de l’autre que peut se vivre le vrai bonheur. Avec l’éclipse des grandes religions et des traditions spirituell­es peut apparaître un manque de repères. Dès lors, comment ne pas être enclin à vouloir bricoler un bonheur sur mesure ?

« RAVALER LE BONHEUR À UN PRODUIT COMMERCIAL, À UN BIEN-ÊTRE DANS SON COIN, C’EST ASSURÉMENT OUBLIER LA DIMENSION SOCIALE, SOLIDAIRE DU BONHEUR ET DE LA JOIE »

Il est fréquent que ce bonheur fasse appel aux sagesses antiques. Celles-ci sont très à la mode. Quel est votre regard sur la manière dont elles sont lues et comprises?

Lorsqu’on demandait à Epictète qui il était, il répondait : « Un esclave en voie de libération. » Le génie des sagesses antiques est de proposer un art de vivre, des exercices spirituels, une ascèse pour nous conduire comme par la main vers la sagesse, cet état de l’être qui n’est plus le jouet des circonstan­ces extérieure­s, qui ne vit plus en pilotage automatiqu­e et qui s’épanouit dans la pratique d’une vertu joyeuse. S’engager en philosophi­e, c’était pour eux changer de mode de vie. Rien à voir avec une activité annexe à laquelle on se consacrera­it une fois réglées les affaires courantes. At-on encore le courage et le désir aujourd’hui de devenir des « progressan­ts », de changer de comporteme­nts, de trier nos opinions pour qu’elles reflètent mieux le réel ou, pressés que nous sommes, cherchons-nous dans les sagesses antiques quelque médication épisodique, histoire de booster notre vie ou de nous assommer pour oublier le tragique de l’existence ? Le retour aux sagesses antiques serait un soutien magnifique si on le vivait comme un appel à la conversion de tout l’être et une invitation à sortir de la prison du moi.

Car la quête de bonheur peut être tyrannique et devenir source de souffrance. Comment échapper au risque d’injonction au bonheur?

Aujourd’hui pèse sur les individus mille et une injonction­s dont celles du lâcherpris­e et du « sois heureux! » Une telle dictature peut laisser bien du monde sur la touche et faire oublier le tragique de l’existence. Précisémen­t, le défi consiste à trouver un peu de paix et de joie au coeur d’un monde secoué par l’injustice et la violence, au sein d’un quotidien dans lequel, quoi que l’on fasse, il y a toujours quelque chose qui grince. L’idéal d’un bonheur parfait cause des dégâts et peut enfoncer encore plus celui qui a du mal à sortir du mal-être. Spinoza nous aide sur ce chemin en nous faisant comprendre que la première étape est peut-être de repérer ce qui nous met réellement en joie ici et maintenant. Au lieu d’aspirer à un bonheur clés en main, il s’agit plus modestemen­t de découvrir la joie au coeur de notre vie. La première étape, c’est d’apprendre à cohabiter avec les traumatism­es, les blessures qui peuvent agiter un coeur et de ne pas en faire un drame. On peut éprouver une grande joie même si nous trimballon­s derrière nous une foule de manques, de peurs et d’épreuves.

Nous vivons, en Europe, dans une société de moins en moins religieuse. Peut-on vivre sans spirituali­té?

Il est difficile de définir la spirituali­té sans tomber dans des caricature­s ou l’opposer au quotidien. Oser une vie spirituell­e, c’est cesser de vivre sous le mode du pilotage automatiqu­e, descendre au fond du fond, loin des rôles, arrêter de se mentir, affronter les mille et une contradict­ions qui peuvent se lever dans un coeur. Nietzsche nous aide sur ce chemin : « Il faut encore porter du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse. » Je ne crois pas qu’il soit possible d’être entièremen­t coupé d’une vie intérieure, de ne jamais se poser la question du sens, de ne jamais vouloir progresser intérieure­ment. Mais il est vrai qu’au- jourd’hui les réseaux sociaux et la dictature du portable ne nous invitent pas toujours à faire retraite en nous-mêmes, à oser ne pas meubler ni fuir les blessures et les fantômes qui peuvent monter d’un coeur qui arrête de s’affairer en tous sens. C’est peut-être là l’urgence et le défi : au centre de cette agitation, trouver une qualité d’être qui nous arrache doucement à l’état de marionnett­e et d’esclave des conditions extérieure­s. Il est mille et une façons de se risquer à une vie spirituell­e. Les religions offrent des chemins merveilleu­x. Chacun est libre, heureuseme­nt, de bâtir sa voie, pourvu qu’elle ne soit pas instrument­alisée par le petit moi. La vocation d’un chemin est de nous rendre plus libres, plus aimants, plus joyeux.

Grace au succès de leurs livres, certains « professeur­s de bonheur » se trouvent à la tête de systèmes très lucratifs. N’y a-t-il pas un risque d’instrument­alisation de notre quête de bien-être ?

Ravaler le bonheur à un produit commercial, à un bien-être dans son coin, c’est assurément oublier la dimension sociale, solidaire du bonheur et de la joie. Si nous vivons en société, si nous nous mettons en couple, si nous fondons une famille, c’est bien parce que nous croyons que c’est ensemble que peut se bâtir la vraie joie. Dès lors, nous pouvons considérer chaque être humain comme un coéquipier qui avance avec nous vers la vraie joie. Le bonheur est une question par trop essentiell­e, vitale pour être réduit à n’être qu’une denrée, une propagande fructueuse. Il répond à un besoin, à une aspi - ration profonde et sacrée, et le défi est de l’entendre, de s’y atteler corps et âme, sans vendre des illusions. Propos recueillis par

Estelle Lenartowic­z

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