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La fabrique de l’Histoire

Dans L’Ordre du jour, Eric Vuillard revient sur le rôle des industriel­s allemands dans les agissement­s nazis, les discussion­s de salon et certains ratés techniques de l’armée. Un récit bref et saisissant dans la lignée des précédents travaux de l’auteur,

- Eric VUILLARD

Le passé n’est plus ce qu’il était. Et pour cause : nous en avons une image inévi - tablement faussée, notamment par ce qu’en font les écrivains. Mais c’est aussi grâce à eux que l’on peut retrouver une certaine forme de vérité, loin des imageries trop convenues et des manuels d’histoire trop pointus. Prenons le cas d’Eric Vuillard. On avait d’abord connu ce Lyonnais d’origine, aujourd’hui âgé de 49 ans, pour ses ouvrages aux envolées volontiers poétiques (le méconnu et magnifique Tohu) et en tant que cinéaste ( La Vie nouvelle, Mateo Falcone – d’après Mérimée). Mais il décida soudain de proposer, à travers des récits, sa version, sa vision de la colonisati­on, aussi bien au Pérou ( Conquistad­ors) qu’en Afrique ( Congo), et de la Grande Guerre ( La Bataille d’Occident). Remarqué par la critique et les libraires, le grand public le découvrit véritablem­ent en 2014 à l’occasion de Tristesse de la terre, dans lequel il revenait sur le parcours d’une figure bien connue des amateurs de western : Buffalo Bill. A travers la biographie de ce fameux entreprene­ur de spectacles réinventan­t librement la conquête de l’Ouest – et le sort réservé aux Indiens –, l’auteur offrait une oeuvre littéraire parfaiteme­nt policée, sans un mot de trop, à la fois mine d’in- formations, portrait tout en nuances d’un individu et réflexion sur la société du spectacle et la domination d’un peuple sur un autre. Le tout, avec style et en moins de deux cents pages. Quand on lui dit qu’il a su se montrer vulgarisat­eur, dans le sens noble du terme, il rebondit : « Mais nous le sommes tous. Une fois écartés les ouvrages d’érudition, tous les livres s’adressent à chacun de nous ; c’est même à ce titre qu’ils abordent des questions essentiell­es, des problèmes de première grandeur. Ni l’art ni le savoir ne sont des causes isolées. Et la vulgarisat­ion n’est peut- être rien d’autre qu’une composante réfractair­e de l’activité intellectu­elle qui ne s’intègre pas sans douleur à l’ordre social. » Puis il ajoute : « La fiction, elle, a pour rôle de donner vie aux protagonis­tes du récit, car il nous faut ressentir un peu pour échapper à l’indifféren­ce. »

Lors de la précédente rentrée littéraire, on avait aussi pu apprécier son évocation de la prise de la Bastille, 14 Juillet – pour lequel il vient de recevoir le prix Alexandre-Vialatte –, vue à travers le témoignage (reconstitu­é) de ses différents protagonis­tes, ces anonymes ayant pourtant des noms, que l’Histoire n’a pas reconnus. Il n’aura pas fallu un an pour retrouver Eric Vuillard en librairie avec une autre tragédie collective – même s’il change d’époque et de lieu, tout en explorant les mêmes thématique­s. Il revient en effet dans L’Ordre du jour sur un pan très précis de la Seconde Guerre mondiale – et, plus précisémen­t, de ses prémices. Ce récit s’ouvre ainsi sur un jour clé : le 20 février 1933. Les « vingt-quatre grands prêtres de l’indus-

trie allemande » sont conviés au salon du palais du président du Reichstag. Autour de Hermann Göring, on trouve entre autres Gustav Krupp, Albert Vögler, August Diehn ou Wilhelm von Opel. Cette réunion, « dans laquelle on pourrait voir un moment unique de l’histoire patronale, une compromiss­ion inouïe avec les nazis, n’est rien d’autre pour [ces patrons] qu’un épisode assez ordinaire de la vie des affaires, une banale levée de fonds ». Il en sera évidemment tout autre, puisque le Führer projette déjà d’occuper « une partie de l’Europe. On envahirait d’abord l’Autriche et la Tchécoslov­aquie. C’est qu’on était trop à l’étroit en Allemagne »… La complicité du « brave » Lord Halifax pourrait, à ce titre, se montrer très utile… C’est cette conquête que va alors décrire, en brefs chapitres, Eric Vuillard, en fuyant toutefois la guerre dans ce qu’elle a de plus spectacula­ire pour mieux montrer ce qu’il en est des coulisses de l’Histoire. Aussi bien du côté diplomatiq­ue – la bourde du chancelier d’Autriche avançant à Hitler que Beethoven était autrichien, un coup de fil du président Albert Lebrun, un déjeuner à Downing Street… – que lors des ratés sur le terrain – une retraite aux flambeaux avortée, un embouteill­age de blindés obsolètes…

« Il m’a semblé qu’entre le mythe nazi et le déroulemen­t réel des faits, il existait un contraste saisissant, explique l’auteur. D’un côté, une armée moderne, le règne de la vitesse, le triomphe de l’ordre. De l’autre, des réunions secrètes, des coups de bluff, des manoeuvres grossières. Et puis il y avait aussi le rôle des industriel­s allemands : ayant très largement participé au nazisme, ils ont cependant conservé leur pouvoir aprèsguerr­e. Ils prétendire­nt qu’ils ne faisaient pas de politique mais des affaires – c’est encore ce qu’affirme le cimentier Lafarge à propos de ses activités en Syrie. » Par petites touches et anecdotes édifiantes, Vuillard montre ainsi brillammen­t comment les deux histoires se rejoignent. « On y voit la façon dont la catastroph­e s’annonce. Et puisque les mythes nous excusent, qu’ils donnent un air implacable aux calamités qui s’abattent sur nous, je voulais raconter un épisode des accommodem­ents de couloir qui ont débouché sur le pire. »

Si L’Ordre du jour s’avère passionnan­t – comme ses derniers textes, d’ailleurs –, c’est parce que les faits semblent animés, incarnés, sans jamais pour autant sacrifier à une certaine précision, Eric Vuillard sachant utiliser les techniques de fiction sans trahir ce qu’il décrit. « J’ai toujours aimé les livres où la narration, la pensée et ce qu’on appelle l’écriture coïncident. Cela assure un rapport à la réalité par l’intrigue, une consistanc­e du propos par la pensée, et un nouage à la vérité par le langage. » Admirateur de Tolstoï et de Sartre, il évoque alors volontiers Zola – et en particulie­r Pot- Bouille – dans sa manière de dépeindre la société et de montrer l’asservisse­ment d’un groupe par un autre. « N’est- ce pas l’une des vocations de la littératur­e de faire le récit sans pitié de l’ascendance et de l’oppression ? Dans une société, la nôtre, qui se réclame de la souveraine­té populaire, mais où le parlement compte moins de trois pour cent d’ouvriers et d’employés, je trouve naturel de renouer avec cette tradition majeure. »

Surtout, à travers les manigances – les tracas aussi – des sombres desseins nazis, L’Ordre du jour vient naturellem­ent, outre son contexte, en écho à des préoccupat­ions contempora­ines. « Au-delà des événements qu’ils relatent, mes livres explorent une situation au long cours, un état général qui se reflète ici ou là dans des circonstan­ces particuliè­res. C’est cet état général, cette inégalité persistant­e entre les hommes, que le présent devine à travers les émeutiers de la Bastille ou les suicidés de mars 1938. Mes livres parlent avant tout d’aujourd’hui, parce que la vérité que nous poursuivon­s, c’est à partir des forces du présent qu’elle nous brûle. » Aujourd’hui comme hier, tout est, hélas, affaire de feu…

Baptiste Liger

« N’est-ce pas l’une des vocations de la littératur­e de faire le récit sans pitié de l’ascendance et de l’oppression? »

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 ??  ?? HHH L’Ordre du jour par Eric Vuillard, 160 p., Actes Sud, 16 €
HHH L’Ordre du jour par Eric Vuillard, 160 p., Actes Sud, 16 €

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