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L’explorateu­r de coeurs humains

Avec Les Jours enfuis – troisième volet de sa saga new-yorkaise – l’auteur continue de disséquer la vie moderne avec cynisme et mordant, en commençant par la relation de couple.

- Jay McINERNEY

Le golden boy des lettres amé ricaines, c’est lui et personne d’autre. Les an nées passent, Jay McInerney continue de briller de mille feux. Sans doute n’a-t-il jamais été meilleur qu’aujourd’hui. Où il opère un retour en fanfare avec Les Jours enfuis, troisième volet d’un cycle entamé jadis avec Trente Ans et des poussières.

McInerney, on l’aime depuis son entrée sur la scène littéraire en 1984. Quand le natif d’Hartford, Connecticu­t, emportait tout sur son passage avec un premier roman éblouissan­t. En France, Bright Lights, Big City (Points) s’est d’abord appelé Journal d’un oiseau de nuit avant de reprendre son titre d’origine. Ecrit à la deuxième personne du singulier, ce coup d’essai devenu d’entrée de jeu un classique moderne lui avait valu des éloges de George Plimpton ou de Raymond Carver qui voyait là « un roman mortelleme­nt drôle, et qui va droit au but : le coeur humain ».

L’élégant débutant arborant vestes impeccable­s, mocassins Gucci et jeans couture endossait le costume d’une star capable de tous les excès. La presse locale le propulsait ténor du « Brat Pack », la nouvelle génération perdue où il festoyait aux côtés de Bret Easton Ellis qui avait publié Moins que zéro un an après Bright Lights, Big City, Susan Minot et Lorrie Moore. McInerney n’allait pas se contenter de faire la une des magazines. Il a préféré surprendre avec Ransom (Points). Un roman conradien inspiré de ses deux années passées à Tokyo grâce à une bourse de Princeton. Avant de rétrograde­r d’une case avec Toute ma vie (Points). Le monologue d’Alison, version moderne de l’Holly Goligthly de Petit Déjeuner chez Tiffany de Truman Capote. Pas son meilleur livre, pas un mauvais non plus.

Notre homme n’avait pas dit son dernier mot. Après cinq ans de labeur, il frappait un grand coup avec Trente Ans et des poussières. Une fresque génération­nelle de haute volée, aussi cruelle que touchante. Une comédie humaine rappelant que l’Américain est un admirateur inconditio­nnel du Balzac des Illusions perdues. Ses deux héros, Corrine Makepeace et Russell Calloway, on les découvrait au mitan des années 1980. Dans un New York de tous les possibles. Celui d’avant le krach de Wall Street. Blonde courtière en Bourse, Corrine a une fois par hasard déjeuné avec Salinger et ressemble, d’après son époux, à Katharine Hepburn jeune. Fils d’un cadre moyen chez General Motors, Russell a des origines irlandaise­s et travaille dans l’édition avec un succès certain. Ces deux-là se sont rencontrés à la fac. Ils n’ont pas tardé à se marier et à s’installer à New York. Où ils mènent grand train, sortent et reçoivent. Où ils commencent aussi à devoir affronter quelques vagues dans leur union…

Corrine et Russell, ainsi que leurs amis, McInerney a eu la bonne idée de les réactiver dans La Belle Vie. La digne suite de Trente Ans et des poussières. Les Calloway sont désormais parents de deux enfants. Dans leur loft de Tribeca, Salman Rushdie vient souvent dîner. Madame pilote une start-up et écrit le scénario d’une adaptation cinématogr­aphique du Fond du problème de Graham

Greene. Monsieur continue son chemin dans l’édition après un bref détour à Hollywood. Autour d’eux, une cité toujours aussi électrique s’apprête à voler en éclats…

La ville qui sert de décor aux formidable­s Jours enfuis a repris du poil de la bête. Cinq ans après le choc du 11 septembre 2001, New York est redevenu une fête. Le mariage des Calloway a tenu le coup. Même si Corrine a eu une liaison fougueuse de quatre-vingt-dix jours avec un riche businessma­n, Luke McGavock, dont elle a fait la connaissan­ce à Ground Zero. Elle se remet de l’échec du Fond du problème, se consacre à une associatio­n humanitair­e venant en aide aux démunis. Russell, lui, reste un « amateur enthousias­te » de vin écoutant les Talking Heads en cuisinant. Il n’a pas oublié qu’il a joué au billard avec Norman Mailer. Editeur plus que jamais à l’affût, il mise beaucoup sur le talent d’un jeune écrivain du Tennessee tout en se démenant pour rafler les souvenirs d’un type qui s’est fait capturer par les talibans au Pakistan. Leur quotidien n’a pas changé d’un pouce. Au programme, soirées de gala, dîners dans des restaurant­s haut de gamme ou leur table de Manhattan, vacances estivales à Long Island. Entre les Calloway, le désir s’est passableme­nt émoussé. Au point qu’il arrive à Russell de se demander ce qui est le plus exaltant du sexe ou de la pêche au gros ! Qu’il lutte pour résister à la tentation de suivre une ravissante jeune fille prête à faire l’amour au Chelsea Hotel ! Pour ne rien arranger, Corrine retombe sur Luke qui habite la moitié de l’année en Afrique du Sud où il a investi dans un domaine viticole et a épousé une fille jeune et sportive…

Le lecteur doit s’attendre à des coups de théâtre, à des dérapages incontrôlé­s. Bientôt Barack Obama devancera Hillary Clinton aux primaires avant d’être élu président des Etats- Unis. Bientôt la banque d’investisse­ment Lehman Brothers entamera sa chute et modifiera la donne économique. Bientôt, pour beaucoup dans ces pages, il faudra apprendre à se reconstrui­re…

Les Jours enfuis sonde avec une rare acuité la question du couple et du mariage. Cette étrange aventure avec son lot de secrets et de non- dits, ses arrangemen­ts et ses accommodem­ents. Le roman s’avère encore meilleur que ses deux prédécesse­urs. Plus sombre, plus fort, plus vertigineu­x. Jay McInerney maîtrise totalement son sujet, arrivant à rendre palpable les interrogat­ions de tous ses acteurs avec une même précision, une même incarnatio­n. Le virtuose se montre tour à tour mélancoliq­ue, glaçant et implacable. On est bluffé par tant de talent et de justesse. On sirote chaque page d’un parfait cocktail d’humour et de férocité, de comédie et de tragédie. Peut-être plus qu’à Francis Scott Fitzgerald, c’est à James Salter que l’on songe ici. Quand on l’interroge, McInerney reconnaît vouer aux deux une admiration sans borne. « Salter est peut- être le modèle dans le sens où il a continué à écrire de la fiction à l’âge de 80 ans alors que Fitzgerald est mort à 44 ans, un âge que j’ai dépassé il y a bien des années. Chacun était un grand styliste qui écrivait des phrases incroyable­s. Mais bien entendu il n’y a qu’un seul Gatsby le Magnifique », lance-t-il.

Une fois Les Jours enfuis refermés, on formule juste un voeu. Que l’épatante trilogie new- yorkaise de l’auteur du Dernier des Savage ( Points) se transforme un jour en quatuor. Pour l’heure, ce dernier observe d’un drôle d’oeil l’Amérique de Donald Trump. « Je pense que Trump est un ignorant narcissiqu­e qui représente un danger pour son pays et le monde entier, dit McInerney. On peut juste espérer que des gens plus sages et plus modérés l’influencen­t, et que le congrès, les pouvoirs judiciaire­s et la presse l’empêchent de faire trop de dégâts… »

Alexandre Fillon

« Salter est peutêtre mon modèle dans le sens où il a continué à écrire de la fiction à l’âge de 80 ans »

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McInerney, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Amfreville, 496 p., Editions de l’Olivier, 22,50 € En librairie le 11 mai.
HHHHLes Jours enfuis (Bright, Precious Days) par Jay McInerney, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Amfreville, 496 p., Editions de l’Olivier, 22,50 € En librairie le 11 mai.

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