Le tombeur de ces drames
Premier volet d’une trilogie scandinave aux airs de Mille et Une Nuits, Le Séducteur nous fait découvrir le maître de la littérature postmoderne norvégienne. Un théoricien doublé d’un conteur né.
On avait perdu le Nord. Ou, en tout cas, l’un de ses ressortissants. Les librairies françaises n’avaient en effet plus de nouvelles de l’écrivain norvégien Jan Kjærstad – aujourd’hui âgé de 64 ans – depuis 1996 et la publication de son roman Aléa, thriller un peu décalé mêlant investigations informatiques et références à L’Enfer de Jérôme Bosch. Depuis, silence radio dans l’Hexagone qui n’avait pas placé de radar pour suivre ce qui se passait du côté d’Oslo. Là-bas, pourtant, il est une figure majeure non seulement de la littérature locale, mais de toute la vie culturelle. Il n’y a qu’à évoquer le nom de Jan Kjærstad à son compatriote Karl Ove Knausgaard – star de l’autobiographie scandinave ( La Mort d’un père, Un homme amoureux…), récemment de passage à Paris – pour s’en convaincre. Si tous deux ont eu des différends explicites (euphémisme…) par articles interposés, KOK s’emballe assez sportivement sur son « rival » et néanmoins aîné : « Si nos conceptions respectives de la littérature et peut-être de la vie sont à l’opposé l’une de l’autre, je reconnais que c’est quelqu’un qui a beaucoup compté pour plusieurs générations de lecteurs. Ça a été le cas pour moi : Kjærstad m’a fait découvrir des formes et des procédés littéraires que je ne connaissais pas. A vrai dire, il est un peu l’ambassadeur de la littérature post - moderne norvégienne, une sorte de Pynchon scandinave, avec ses romans où règne l’imaginaire. Je l’ai d’ailleurs évoqué dans l’un des volumes de Mon combat… » Il y a pire hommage, surtout après avoir lu l’un des plus fameux ouvrages de ce maître, Le Séduc teur, enfin traduit en France, plus de vingt ans après sa publication…
C’est dans la banlieue d’Oslo qu’a grandi ce fils d’une employée d’une entreprise de télécommunication et d’un vendeur de meubles. Après de longues études de théologie, Jan Kjærstad se lance dans l’écriture et publie son premier recueil de nouvelles en 1980. Deux ans plus tard, il sort son premier roman, mais c’est son ouvrage suivant, Homo Falsus, qui lui vaut, en 1984, un succès critique et public appréciant son originalité. Son destin littéraire prendra une autre forme peu de temps après, puisque la plume en vogue se retrouve à la tête du journal littéraire Vinduet. Cette nouvelle activité ne l’empêche pas de continuer son oeuvre, aussi bien à travers des romans que par des écrits théoriques. Cet auteur inclassable cherche ainsi à mettre à l’honneur une forme poétique avant-gardiste – à l’opposé de l’école réaliste domi- nante –, où le contenu compte autant que l’inventivité de l’écriture, la sophistication de la narration, les références les plus variées et l’impact des oeuvres préexistantes sur notre réception. Kjærstad cherche ainsi à réunir les cultures classiques, populaires et avant-gardistes dans un grand bain pour en tirer quelque chose de neuf. Après avoir vécu un temps au Zimbabwe à la fin des années 1980 et signé quelques romans, il s’est depuis lancé dans son projet le plus ambitieux : une trilogie mettant en scène Jonas Wergeland, une star (fictive) de la télé norvégienne ayant eu une multitude de vies (pour ne pas dire d’avatars). Le premier volet de ce projet (suivront Le Conquérant et Le Découvreur) de près de deux mille pages (maintes fois primé) n’est autre que ce fascinant Séducteur.
Hommage assumé aux Mille et Une Nuits (à Peer Gynt et aux frères Grimm aussi), cet ouvrage s’ouvre sur un avertissement de l’éditeur qui résume assez bien les six cents pages qui vont suivre : celui- ci « tient à souligner que son contenu n’est, au fond, qu’une succession d’histoires, dont il revient au lecteur seul de déterminer ou non la véracité ». Un mystérieux narrateur omniscient présente le cas Jonas Wergeland, héros télévisuel de la série Thinking Big et grand voyageur qui se découvre soudain veuf : son épouse a été assassinée. Cette scène inaugurale servira de détonateur non pas à un polar en quête de coupable, mais à une gigantesque nébuleuse d’anecdotes arrivées (ou attribuées) à ce personnage polymorphe, tour à tour « Dick Fosbury norvégien », « chasseur de tortues » ou veinard ayant pu jouer « sur le plus grand orgue du monde ». Fervent aventurier (en bateaux divers et variés, mais pas seulement) oscillant entre le Zambèze, les glaciers et les cités, Jonas s’avère aussi dès son plus jeune âge un bourreau des coeurs, au « pénis miraculeux », qui ne compte plus les conquêtes… Dans ce conceptuel et très sexy labyrinthe feuilletonesque, Jan Kjærstad dépeint sans en avoir l’air une Norvège qui, au fil des ans, s’est forgé une nouvelle identité bourgeoise. Surtout, ce malicieux conteur affirme haut et fort que « les choses les plus improbables peuvent advenir, et c’est bien plus fréquent qu’on ne le croie ». A nous d’en tirer ce que l’on veut et de nous demander si, au fond, nous ne sommes que le fruit de nos expériences ou s’il convient d’y ajouter celles que les autres nous ont prêtées. Baptiste Liger