ET SI LA VÉRITÉ SE TROUVAIT DANS LA NUANCE…
L’ÉCLAIRAGE DE FRIEDRICH NIETZSCHE
Cette fois, nous y sommes. Le grand soir est arrivé. Après des mois de rebondissements improbables, de révélations sulfureuses, de coups sous la ceinture, de tweets incendiaires et de tribunes enragées, la meilleure série télévisée de l’année s’apprête à diffuser son dernier épisode. De la dizaine de personnages présents au générique, un seul vaincra, à l’issue d’un duel sans pitié dans lequel s’affronteront deux visions du monde antagonistes. Vous, spectateurs, serez les juges. Au temps des Romains, quand l’empereur tournait son pouce vers le bas, on lâchait les fauves pour qu’ils dévorent le corps des participants dans l’arène. Aujourd’hui, en démocratie, c’est l’image de plusieurs millions de pouces levés qui peut décider, en quelques heures, du sort des combattants dans la gueule de l’opinion publique. Le combat est bien réel, le scénario n’est pas écrit à l’avance et le suspens restera entier jusqu’à la dernière minute, quand apparaîtra sur votre écran le visage du vainqueur. Vous êtes à la fois spectateurs et acteurs. Ou plutôt, acteurs et spectateurs : c’est vous qui décidez de la victoire, mais à la fin du tournoi, le survivant régnera sur votre pays pendant cinq années. Que le final soit grandiose ou minable, qu’il vous réjouisse ou vous désespère, la seule question qui mérite d’être posée est la suivante : dans cette histoire dont vous êtes les héros, qui écrit les dialogues? Car la différence entre un combat et un débat, c’est que, dans le second, les seules armes, ce sont les paroles.
« Monsieur le candidat, quelles mesures proposez-vous pour réduire le chômage? Vous avez une minute et trente secondes pour répondre. » « Madame la candidate, la France doit-elle rester dans l’Union européenne? Merci de répondre par oui ou par non. » Avoir quelques secondes pour énoncer un programme qui se déroulera sur plusieurs années, répondre par un seul mot à des questions qui engagent l’avenir d’un continent, telles sont les conditions de ce débat public censé donner aux citoyens spectateurs les informations nécessaires pour voter en toute connaissance de cause. Les candidats n’ont pas d’autre choix que d’obtempérer et de décliner les « grandes lignes » de leur « programme » à l’aide de « mots clés » et de « mesures phares ». Un seul mot d’ordre : la clarté. Quiconque ne répondra pas par oui ou par non sera immédiatement taxé d’emberlificoteur. A bien y réfléchir, s’il était possible aux candidats de répondre aux questions posées par l’affirmative ou la négative, il n’y aurait plus de débat, mais un bal de têtes qui hocheraient de droite à gauche ou de haut en bas. Il suffirait alors de couper le son et de procéder tranquillement au délit de faciès.
Le problème, ce ne sont pas les questions posées par les journalistes, mais la règle de l’opinion à laquelle ils obéissent et qui consiste à considérer qu’une parole, pour être audible, doit être unilatérale. Soit oui, soit non. Pas de place pour la complexité, pour l’entre-deux, pour le désormais fameux « en même temps » qui a provoqué la risée générale, non pour les idées qu’il exprimait (qui sont discutables sur le fond), mais par la tentative de concilier en une même phrase deux positions différentes. D’un homme politique, on attend qu’il dise la vérité, mais on refuse de voir que la vérité n’est pas toujours du côté du oui ou du non. Nietzsche lui donne un nom : c’est la nuance. « Quand on est jeune, on révère et on méprise sans rien connaître encore de cet art de la nuance qui constitue la meilleure acquisition de la vie, et comme il est juste, on paie cher d’avoir assené sur les hommes et les choses un oui ou un non catégorique. »
Certes, il faut du courage pour dire oui (pensez à l’époux qui accepte d’unir sa vie à celle d’une autre), de l’obstination pour dire non (c’est le refus du fumeur qui, enfin, décline la tentation matinale). Mais savoir nager dans les eaux troubles qui se trouvent entre les deux est un acte de bravoure. La nuance, c’est ce qui soulève le voile simpliste qui recouvre la complexité du monde. En politique, le oui et le non, le pour et le contre ne sont que les masques grossiers que l’on dépose sur la texture du réel par souci de commodité, pour se faire entendre, pour se faire comprendre. Mais c’est aussi la meilleure façon de se contredire et de trahir sa parole. « Plus tard, quand la jeune âme, à force de déceptions cuisantes, finit par se retourner soupçonneusement contre elle, impétueuse et farouche jusque dans sa méfiance et ses remords, comme elle s’en prend à ellemême, avec quelle fureur elle se déchire et se venge de son long aveuglement, comme s’il avait été volontaire! En opérant ce passage on se punit soi-même, par méfiance envers ses sentiments ; on fustige son enthousiasme par le doute ; la bonne conscience elle-même apparaît comme un danger, comme si elle résultait du camouflage de la lassitude d’une sincérité plus fine ; et avant tout on prend parti, on prend parti radicalement contre la “jeunesse”. Dix ans passent et on comprend que tout cela était encore… de la jeunesse ! »
Si cette campagne présidentielle avait eu un scénariste, aurait-on choisi Nietzsche ? Probablement pas. « Malheur à moi! soupire-t-il, je suis nuancé. »
« Cet art de la nuance qui constitue la meilleure acquisition de la vie »