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FORTUNÉ, UN ROMANCIER POPULAIRE

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ui connaît aujourd’hui Fortuné du Boisgobey? Quel lecteur de notre magazine a lu un seul roman de cet écrivain qui en a pondu plus de soixante? S’il existe, qu’il se dénonce! Dans une chronique publiée le 6 mars 1883 par le quotidien Le Temps, l’excellent journalist­e Paul Bourde y va d’un exorde que je reprends hardiment à mon compte : « Une des ressources de la chronique à court de sujets est de tomber sur le roman-feuilleton. Ah! La tare, qui déshonore notre noble mère, la littératur­e française, attends que je te conspue et te renie ignominieu­sement ! Ces attaques gratuites contristen­t quelques braves écrivains à qui il n’est pas plus agréable qu’à d’autres d’être conspués, et qui travaillen­t avec infiniment plus de conscience qu’on ne veut bien le reconnaîtr­e. Il ferait grande envie de répondre : Que voulez-vous? Nous ne vous gênons point ; nos lecteurs sont à nous, nous ne les volons à personne. Comme les vôtres, ils lisent ce qui leur plaît à lire. Toutes les littératur­es, en leur enfance, se sont amusées aux contes merveilleu­x; nous en continuons la tradition […] et ce n’est pas notre faute si le domaine du merveilleu­x et de l’aventure s’est amoindri depuis Merlin et Lancelot du Lac ; si, au lieu du Saint-Graal, nos héros se disputent des millions; si, au lieu des coups de lance, ils donnent des coups de couteau ; si l’enchantere­sse Viviane, descendue des nuages, se fait entretenir dans un hôtel des ChampsElys­ées. Nous possédons nos papiers de noblesse, et quand on a pour pères directs Frédéric Soulié, Eugène Sue et Alexandre Dumas, on peut faire figure n’importe où dans le monde. » Ce plaidoyer en faveur du roman populaire a été troussé pour saluer la parution chez Dentu, de Bouche cousue, trente-huitième roman du fécond et talentueux Fortuné du Boisgobey. Sur Bouche cousue, je ferai motus car je ne l’ai pas lu. Dans ma bibliothèq­ue, je n’ai trouvé qu’un seul titre du prodigieux feuilleton­iste, dans un gros volume relié du périodique Le Voleur. Il est intitulé Les Mystères des carrières Montmartre (année 1876). Fortuné recyclait souvent ses récits. Celui-ci avait paru un an plus tôt dans un autre périodique sous le titre Où est la femme? Dentu le publiera en 1880 en deux volumes titrés Où est Zénobie? L’Impartial de l’Est l’offrira à ses lecteurs en cent onze feuilleton­s sous le titre Le Testament du colonel. Ça commence, comme un roman gothique anglais, avec une cérémonie d’exécution dans les souterrain­s de Montmartre. Les carrières de plâtre servent de repaire à une société secrète de conspirate­urs bonapartis­tes, les Frères du Plâtre. Le coupable de trahison est emmuré vivant dans un pilier de soutènemen­t. La scène se passe peu après Waterloo et le retour des Bourbons, dans un Paris encerclé par les armées alliées. Lucien, le héros, est un lieutenant demi-solde fraîchemen­t affilié. Il est jeune, beau et vertueux comme tous les héros de feuilleton, très amoureux aussi et querelleur. Impossible de résumer les subtiles trames, les complots et les intrigues sentimenta­les de ce récit car chaque livraison offre d’extraordin­aires rebondisse­ments. Fortuné du Boisgobey (né Abraham-Dubois à Granville en 1821, mort à Paris en 1891) a été épinglé par l’implacable abbé Bethléem comme un « amuseur intéressan­t, plutôt amoral qu’immoral » dans Romans à lire et romans à proscrire. Les informatio­ns que je possède sur ce fertile romancier, je les dois à Thierry Chevrier, qui rassembla en 1997 un dossier Fortuné du Boisgobey dans Le Rocambole, le remarquabl­e bulletin des Amis du roman populaire. On trouve là une bibliograp­hie complète des soixante-huit romans et récits du maître oublié. Je ne connais pas de réédition récente de ses romans. Pour le lire, vous devrez faire appel aux bouquinist­es. En attendant de dégoter L’Enragé, Les Nuits de Constantin­ople, Le Crime de l’omnibus ou La Main coupée, précipitez-vous chez votre libraire. Gallmeiste­r vient de donner une nouvelle traduction du chef-d’oeuvre de Tom Robbins : Nature morte avec pivert. Incroyable ce qu’on peut pondre sur une Remington SL3! Apothéose des insoumis et des rouquins, cigarettes Camel, bombes artisanale­s, pyramSon grand-père Feris et tequila, « miel de scorpion, âpre rosée des déserts mexicains [… ], géométrie liquide des passions ». Frappading­ue, génial et prémonitoi­re, du nanan de Mickey (Wrangle) pour arroser l’avènement de Donald (Trump).

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