DU SOUVERAIN BIEN
Entre morale et religion, les philosophies de l’Antiquité ont construit une image du sage à la fois dans le monde et à sa marge. Elles ont aussi inventé des techniques pratiques de réforme de soi, lointaines préfigurations de nos kits philosophiques moder
« JE NE SAIS QU’UNE CHOSE, C’EST QUE JE NE SAIS RIEN » Socrate
C hacun sait que le mot philosophia signifie « amour de la sagesse », une sagesse à vrai dire moins possédée que désirée. La sagesse étant « l’apanage des dieux1 », le mortel qui prétendait posséder ce savoir divin encourait l’accusation de démesure ( hybris). A défaut d’être sage, le philosophe aspirait autant que possible de le devenir. Aussi toutes les écoles philosophiques de l’Antiquité tracèrent-elles les contours du sage idéal dont elles se voulaient vectrices. En ce qu’elles cherchaient un savoir véritable contrôlé par l’examen réflexif de sa validité et de son sens, leurs sagesses se distinguaient des autres, qu’elles soient populaires, spirituelles, poétiques ou religieuses. En ce qu’elles engageaient entièrement le philosophe dans cette quête, elles comportaient une dimension éthique irréductible.
SOCRATE, LA FIGURE TUTÉLAIRE
Au centre du dispositif, la figure tutélaire de la philosophie antique, le « personnage conceptuel » de Platon : Socrate. C’est certainement avec plus qu’une pointe d’ironie qu’il a dû tenir la formule qu’on lui attribue : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien2. » Sa docte ignorance était en fait un moyen de marquer sa défiance à l’égard de ceux qui font passer leurs opinions pour du savoir véritable (sophistes et rhéteurs qui, tels nos modernes communicants, étaient des marchands de discours indifférents à la vérité). Socrate n’en fut pas moins réputé par l’oracle de Delphes être le plus sage et le plus savant3 des hommes de son temps. En invitant le philosophe à « se rendre, autant que possible, semblable au dieu, devenir juste et pieux, avec le concours de l’intelligence » ( Théétète, 176b4), il fixa le cadre à l’intérieur duquel s’est constitué l’idéal du sage dans l’Antiquité : l’assimilation à une forme de vie supérieure, presque divine. C’était placer l’idéal de sagesse bien haut pour l’homme. En fait, la possibilité de parvenir à la sagesse était avant tout la condition de l’entreprise philosophique. Le plus célèbre élève de Platon, Aristote, tint cependant à marquer une continuité entre sagesse ordinaire et sagesse philosophique. S’il fit bien de la vie théorétique ou contemplative du sage l’un des genres de vie désirables et la seule forme d’existence quasi divine accessible à l’homme (fût-ce « à de brefs moments »), il y ajouta la dimension de la sagesse pratique ( phronèsis) incarnée par l’homme d’action avisé, l’homme prudent. Non moins sage est celui qui, ayant en vue l’entièreté de sa vie, décide de ses actions singulières en fonction ce qui est bon pour lui et pour sa cité, une vie heureuse ne pouvant à ses yeux se réaliser que comme citoyen.
DIEU OU CLOCHARD PARMI LES HOMMES
D’autres écoles philosophiques proposèrent aussi leur sage idéal. Ainsi, s’il mettait en pratique la posologie du quadruple remède, le disciple d’Epicure pouvait se libérer (presque immédiatement et à tout âge) de la superstition que lui inspiraient de mauvaises conceptions de la nature des dieux, se débarrasser de la peur de la mort – qui « n’est rien pour nous » – et faire le tri parmi ses désirs afin de ne pas souffrir du manque auquel la poursuite de certains plaisirs (ceux du corps, la richesse, les honneurs, etc.) asservit nécessairement. Libéré de ses phobies et guéri de ses mauvais désirs, le sage épicurien était alors à même de vivre « tel un dieu parmi les hommes4 ». Les stoïciens, concurrents des épicuriens, ont proposé un idéal du sage plus difficile à réaliser au point qu’Epictète douta d’en avoir jamais rencontré un seul5. Tenant bon à son poste, remplissant ses devoirs envers autrui, s’acquittant du dur métier de vivre dans la position où la fortune l’a placé, esclave comme Epictète ou empereur comme Marc Aurèle, le sage stoïcien devait, impavide, suivre les dogmes de la philosophie (stoïcienne). Son art de vivre l’inclinait à bâtir une forteresse intérieure inexpugnable aux malheurs du monde. Par la connaissance de ce qui est (et qui ne peut être autrement), par le bon usage de ses représentations et une discipline de la volonté, il se résolvait à accepter et à supporter le réel tel qu’il est. En se conformant à ce qui est approprié à la (sa) nature dont le fond est raison, le stoïcien accédait à un bonheur identifié à sa vertu même et dont témoignent sa sérénité, sa constance, le contrôle de soi. Les sages sceptiques étaient eux aussi en quête d’ataraxie. Mais, ne pouvant guère étayer leurs prescriptions éthiques sur des connaissances qu’ils tenaient pour douteuses, ils en appelèrent à la « métriopathie », technique consistant à modérer les affects. Même les cyniques, à la doctrine un peu fruste et au mode de vie radical – le cynique est une sorte de « clo-
chard de l’Antiquité6 » –, ne laissaient pas d’inviter leurs disciples à les imiter en se présentant comme autant de modèles « vivants » de sagesse idéale.
LA QUÊTE DU BIEN SUPRÊME
Autant de figures de sages que de philosophies, dirat-on. Quelques traits typiques cependant se dégagent. D’abord, toutes ces philosophies antiques articulent la « sagesse » au « bonheur » dont ils font la finalité ultime et propre de l’existence humaine. « Bonheur » se disant en grec eudaimonia, on peut dire que la ligne principale de la philosophie antique est « eudémoniste ». Déterminer la meilleure façon de conduire sa vie pour atteindre le bonheur (ou au moins avoir la vie la plus heureuse possible), ce qu’on appelle le choix du genre de vie, était une question essentielle. Le bien – suprême, souverain ou ultime – et le bonheur qui en découle ou auquel on l’identifie en étaient la clé de voûte et la visée ultime, à la fois horizon et fin ( telos) de l’existence humaine. Aussi les philosophies anciennes sont-elles des téléologies. Même s’il était toujours relatif à une nature propre de l’homme telle qu’elle pouvait se concevoir dans un cosmos vu comme immuable, ordonné et hiérarchisé, le contenu de cette fin tant recherchée variait beaucoup. A la fin de l’Antiquité, dans La Cité de Dieu (XIX, I, 1), Augustin (qui avait son « idée de derrière » sur la façon de trancher la question) raille ainsi Varron, qui, à l’époque de Cicéron, alla jusqu’à compter deux cent quatre-vingt-huit manières, sinon réelles du moins possibles, d’envisager la nature du souverain bien!
L’ASKÈSIS PHILOSOPHIQUE
Un second trait caractéristique tient à la nécessité de reprendre autant que possible empire sur soi. L’idéal d’ataraxie – l’imperturbabilité et l’impassibilité du sage – implique de contrôler ou du moins de modérer ses affects (émotions, désirs, passions) afin qu’ils n’entravent pas sa liberté. Il faut se soustraire à tout ce qui peut empêcher d’atteindre l’autarkeia – l’indépendance, l’autarcie – de celui qui se suffit à lui-même. Tri sélectif des pensées et des désirs, calcul prudentiel des plaisirs, métriopathie, distinction entre ce qui dépend de soi et ce qui n’en dépend pas, la philosophie se développa en une entreprise concrète de transformation de soi. Cela impliquait une série d’expérimentations sur soi, une ascèse à laquelle devait s’astreindre pour son bien et sous la sévère direction du maître celui qui voulait mener une vie philosophique. Dès lors, la sagesse philosophique devint ascèse, voire, confondant le moyen et la fin, idéal ascétique. On a d’ailleurs conservé des récits de « conversion » à la philosophie de personnes attirées par l’austérité de ce mode de vie. En grec askèsis signifiait simplement « exercice », celui, physique, que pratiquait l’athlète pour s’entraîner, puis par extension ceux permettant d’acquérir par la pratique régulière une disposition vertueuse ou la maîtrise d’un art. L’ascétisme antique n’était donc pas le rigorisme moral moderne ni le culte de la souffrance prôné dans certaines traditions religieuses. Aussi est-ce avec précaution que Pierre Hadot reprit l’expression d’« exercices spirituels » pour désigner le dispositif de prescriptions pratiques tant physiques qu’intellectuelles mis en place dans le cadre des diverses écoles pour transformer la manière d’être et de vivre des apprentis sages. Nous sommes en tout cas aux antipodes de l’ascétisme narcissique des métrosexuels contemporains qui se pèsent chaque jour afin de mieux se séduire eux-mêmes en se regardant dans la glace ou qui préparent leurs futures saillies oratoires – le sabir télévisuel dirait leur punchline – pour attirer l’attention. Il y a des régimes qui libèrent de l’aliénation, d’autres qui en sont l’expression la plus achevée.
LA PARRÊSIA, LA TRANSPARENCE ET LE SOUCI DE SOI
La transformation de soi mettait aussi en jeu la manière dont le sage philosophe se disait en vérité et se constituait en sujet du dire-vrai. La liberté philosophique (et, en démocratie, politique) présupposait déjà en ellemême un franc-dire sans limites – une parrêsia (« liberté de parole », littéralement « tout dire »). Cette liberté n’était pas (et n’est d’ailleurs toujours pas) sans risque. Le franc-parler de Socrate lui suscita bien des inimitiés et lui coûta sans doute la vie. La parrêsia est au fond la manifestation d’une vertu authentiquement philosophique : le courage de dire la vérité hors de toute flat- terie et de tout apprêt rhétorique tout en s’exposant aux conséquences de cette attitude. Dans ses derniers cours, qui portaient sur la parrêsia, Michel Foucault y voyait « quelque chose d’important pour toute la philosophie occidentale7 ». Si elle tendait à être une obligation morale du maître envers son disciple, la franchise était aussi de rigueur lorsqu’il s’agissait de faire son examen de conscience et de se dire sans fard la vérité à soimême. S’inscrivant dans le sillage du « connais-toi toimême » et du souci de soi (l’epimeleia heautou en grec, la cura sui en latin) le philosophe devait ainsi se doter d’une parrêsia intérieure, aux antipodes des excès de la parrêsia cynique. Quand bien même le droit de tout dire à tous fit, si l’anecdote est véridique, que Diogène put s’adresser irrévérencieusement à Alexandre le Grand en lui lançant « Ote-toi de mon soleil ! », il entraînait des dérapages bouffons, sinon scandaleux, préfigurations antiques des confessions modernes de nos émissions de télé-réalité ou des pointes provocatrices de nos talk-shows. Par-delà cet histrionisme, la parrêsia n’en était pas moins une exigence de transparence analogue à celle dont les médias contemporains se font l’écho de manière souvent trop sélective.
LA DISCORDANCE DES TEMPS
Quoi qu’il en soit, quand on tente des parallèles avec la sagesse antique, il faut garder à l’esprit le principe de la « discordance des temps », cher au regretté Lucien Jerphagnon8, se défendre d’y projeter nos représentations actuelles et rappeler que les Anciens vivaient dans un monde bien différent du nôtre, un monde où la maladie, la mort et la souffrance humaine étaient quotidiennement présentes et visibles, la fragilité de l’existence, l’inégalité de condition entre les hommes libres et les esclaves, les hommes et les femmes, autant de données irréductibles de la vie. Notre conception du souverain bien, si l’on gratte un peu, se ramène souvent au maintien ou à l’amélioration substantielle de notre niveau de vie matériel et, le cas échéant, à celui des autres dans la mesure où cela ne nuit pas au nôtre. Hormis quelques « coachs » mollement directifs et sans trop de conscience, nous n’avons plus de directeurs de conscience remplacés par la crainte de passer pour de méchants archaïques, démodés. La lecture de philosophes n’entraîne guère aujourd’hui de conversion dans nos manières d’être, et le philosophe, quand il n’est pas une figure médiatique, est un professeur pratiquant une saine neutralité quant aux choix d’existence de ses élèves. Faut-il dès lors, comme le suggérait sans trop y croire Hadot, réviser l’usage habituel du mot « philosophe » et le réserver à « un homme qui mène une vie philosophique9 » ? Jean Montenot
1. Phèdre (278d2), v. aussi Pythagore dans Diogène Laërce, Vies (VIII, 8). 2. On trouve des approximations passim, par ex. Apologie de Socrate (21d), Ménon (80d1). 3. C’est le double sens du mot sophos. 4. Epicure, Lettre à Ménécée, 135. 5. Entretiens (II, 19, 25), Vrin, 2015, p. 227. 6. André-Jean Festugière, La Vie spirituelle en Grèce à l’époque hellénistique, A. et J. Picard, p. 131. 7. Le Courage de la vérité, Seuil/Gallimard, p. 146. 8. Histoire de la pensée, Taillandier, 1989, p. 48. 9. P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique? Folio, p. 414.