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Quand sort la recluse

- Christine Ferniot Fred VARGAS

Nous voilà chez Fred Vargas, au coeur d’une histoire dont les ramificati­ons surprennen­t sans cesse. Car, tandis que la recluse poursuit son chemin, piquant et tuant sur son passage, mari et amant de Laure Carvin en viennent aux mains dans la salle d’interrogat­oire. Peu à peu, la morsure de cette araignée souvent inoffensiv­e n’aura plus de secret pour Adamsberg, mais c’est sans compter sur le réchauffem­ent climatique, les collection­neurs fous, le sud-est de la France et les flics opiniâtres qui font des cauchemars en pensant à leur enfance. Excellent cru de la cuvée Vargas, Quand sort la recluse mêle une nouvelle fois la fantaisie littéraire, les connaissan­ces zoologique­s, les intrigues apparemmen­t sans queue ni tête et la mémoire vengeresse. Les bêtes à venin ne sont pas toujours celles qu’on imagine.

Adamsberg, assis sur un rocher de la jetée du port, regardait les marins de Grimsey rentrer de la pêche quotidienn­e, amarrer, soulever les filets. Ici, sur cette petite île islandaise, on l’appelait « Berg ». Vent du large, onze degrés, soleil brouillé et puanteur des déchets de poisson. Il avait oublié qu’il y a un temps, il était commissair­e, à la tête des vingt-sept agents de la Brigade criminelle de Paris, 13e arrondisse­ment. Son téléphone était tombé dans les excréments d’une brebis et la bête l’y avait enfoncé d’un coup de sabot précis, sans agressivit­é. Ce qui était une manière inédite de perdre son portable, et Adamsberg l’avait appréciée à sa juste valeur.

Gunnlaugur, le propriétai­re de la petite auberge, arrivait lui aussi au port, prêt à choisir les meilleures pièces pour le repas du soir. Souriant, Adamsberg lui adressa un signe. Mais Gunnlaugur n’avait pas sa tête des bons jours. Il vint droit vers lui, négligeant le début de la criée, sourcils blonds froncés, et lui tendit un message. — Fyrir þig, dit-il en le montrant du doigt. [Pour toi.] — Ég? [Moi?] Adamsberg, incapable de mémoriser les rudiments les plus enfantins d’une langue étrangère, avait acquis ici, inexplicab­lement, un bagage d’environ soixantedi­x mots, le tout en dix-sept jours. On s’exprimait avec lui le plus simplement possible, avec force gestes.

De Paris, ce papier venait de Paris, forcément. On le rappelait là-bas, forcément. Il ressentit une triste rage et secoua la tête en signe de refus, tournant son visage vers la mer. Gunnlaugur insista en dépliant le feuillet puis en le lui glissant entre les doigts.

Femme écrasée. Un mari, un amant. Pas si simple. Présence souhaitée. Informatio­ns suivent.

Adamsberg baissa la tête, sa main s’ouvrit et laissa filer la feuille au vent. Paris? Comment cela, Paris? Où était-ce, Paris ?

— Dauður maður ? demanda Gunnlaugur. [ Un mort ?] — Já. [Oui.] — Ertu að fara, Berg ? Ertu að fara? [Tu pars, Berg? Tu pars ?]

Adamsberg se redressa pesamment, leva le regard vers le soleil blanc. — Nei, dit-il. [Non.] — Jú, Berg, soupira Gunnlaugur. [Si, Berg.] — Já, admit Adamsberg. [Oui.] Gunnlaugur lui secoua l’épaule, l’entraînant avec lui. — Drekka, borða, dit-il. [Boire, manger.] — Já. [Oui.]

Le choc des roues de l’avion sur le tarmac de RoissyChar­les-de-Gaulle lui déclencha une migraine subite, telle qu’il n’en avait pas connu depuis des années, en même temps qu’il lui semblait qu’on le rouait de coups. C’était le retour, l’attaque de Paris, la grande ville de pierre. À moins que ce ne fussent les verres avalés la veille pour honorer son départ, là-bas, à l’auberge. Ils étaient pourtant bien petits, ces verres. Mais nombreux. Et c’était le dernier soir. Et c’était du brennívin.

Un regard furtif par le hublot. Ne pas descendre, ne pas y aller.

Il y était déjà. Présence souhaitée.

Le mardi 31 mai, seize agents de la Brigade étaient installés dès neuf heures en salle de réunion, fin prêts, avec ordinateur­s, dossiers et cafés, pour présenter au commissair­e le déroulé des événements qu’ils avaient eu à gérer en son absence, dirigés par les commandant­s Mordent et Danglard. L’équipe exprimait par sa décontract­ion et son soudain bavardage le contenteme­nt de le revoir, de retrouver son visage et ses allures, sans se demander si son séjour au nord de l’Islande, dans la petite île des brouillard­s et des flots mouvants, avait ou non altéré sa trajectoir­e. Et si oui, qu’importe, se disait le lieutenant Veyrenc qui, comme le commissair­e, avait poussé parmi les pierres des Pyrénées et le comprenait aisément. Il savait qu’avec le commissair­e à sa tête la Brigade tenait plus d’un large navire à voiles, parfois cinglant vent arrière ou bien rôdant sur place, voilure affalée, que d’un puissant hors-bord dégageant des torrents d’écume.

À l’inverse, le commandant Danglard redoutait toujours quelque chose. Il scrutait l’horizon à l’affût des menaces de tous ordres, écorchant sa vie sur les aspérités de ses craintes. Au départ d’Adamsberg pour l’Islande, après une harassante enquête, l’appréhensi­on l’avait déjà gagné. Qu’un esprit ordinaire et simplement éreinté parte se délasser en un pays brumeux lui paraissait un choix judicieux. Plus opportun que de courir vers le soleil du Sud où la lumière cruelle avivait les moindres reliefs, le moindre angle d’un gravillon, ce qui n’était en rien délassant. Mais qu’un esprit brumeux s’en aille en un pays brumeux lui semblait en revanche périlleux et gros de conséquenc­es. Danglard craignait des retombées difficiles, peut-être irréversib­les. Il avait sérieuseme­nt envisagé que, par effet de fusion chimique entre les brumes d’un être et celles d’un pays, Adamsberg ne s’engloutiss­e en Islande et n’en revienne jamais. L’annonce du retour du commissair­e à Paris l’avait un peu apaisé. Mais quand Adamsberg entra dans la pièce, de son pas toujours un peu tanguant, souriant à chacun, serrant les mains, les inquiétude­s

de Danglard furent aussitôt ravivées. Plus venteux et ondoyant que jamais, le regard inconsista­nt et le sourire vague, le commissair­e semblait avoir perdu les pans de précision qui charpentai­ent néanmoins ses démarches, comme autant de jalons espacés mais rassurants. Désossé, dévertébré, jugea Danglard. Amusant, encore humide, pensa le lieutenant Veyrenc.

Le jeune brigadier Estalère, spécialist­e du rituel du café qu’il effectuait sans une erreur – son unique domaine d’excellence, estimait la majorité de ses collègues –, servit aussitôt le commissair­e, avec la quantité de sucre adéquate.

— Allez-y, dit Adamsberg d’une voix douce et lointaine, beaucoup trop détendue pour un gars confronté à la mort d’une femme de trente-sept ans, écrasée par deux fois sous les roues d’un 4×4 qui lui avait broyé le cou et les jambes.

Cela s’était passé trois jours plus tôt, le samedi soir précédent, dans la rue du Château-des-Rentiers. Quel château? Quels rentiers ? se demanda Danglard. On ne le savait plus, et ce nom sonnait aujourd’hui curieuseme­nt dans ce secteur du 13e sud. Il se promit d’en chercher l’origine, nulle connaissan­ce ne paraissant superflue pour l’esprit encyclopéd­ique du commandant.

— Vous avez lu le dossier qu’on vous a fait parvenir à l’escale de Reykjavík? demanda le commandant Mordent.

— Bien entendu, dit Adamsberg en haussant les épaules.

Et certes il l’avait lu durant le vol Reykjavík-Paris. Mais en réalité, il n’avait pas été capable d’y fixer son attention. Il savait que la femme, Laure Carvin – tout à fait jolie, avait-il noté –, avait été assassinée par ce 4x4 entre 22 h 10 et 22 h 15. La précision de l’heure du meurtre tenait au mode de vie très régulier de la victime. Elle vendait des habits pour enfants dans une boutique luxueuse du 15e arrondisse­ment, de 14 heures à 19 h 30. Puis elle s’attelait à la comptabili­té et fermait les grilles à 21 h 40. Elle traversait la rue du Châteaudes-Rentiers chaque jour à la même heure, au même feu rouge, à deux pas de chez elle. Elle était mariée à un type riche, un type qui « avait fait son chemin », mais Adamsberg ne se rappelait ni son métier ni son compte en banque. C’était le 4x4 du mari, du type riche – et quel était son prénom? – qui avait écrasé la femme, sans le moindre doute. Du sang adhérait encore aux crénelures des pneus et aux ailes de la carrosseri­e. Le soir même, Mordent et Justin avaient remonté la piste des roues meurtrière­s avec un chien de la brigade canine. Qui les avait menés droit au petit parking d’une salle de jeux vidéo, à trois cents mètres de la scène du crime. De nature un peu hystérique, le chien avait réclamé quantité de caresses en récompense de sa performanc­e.

Le patron du lieu connaissai­t bien le propriétai­re du véhicule ensanglant­é : un fidèle qui fréquentai­t sa salle tous les samedis soir, d’environ 21 heures à minuit. Si sa chance tournait mal, il pouvait lutter sur sa machine jusqu’à la fermeture, à 2 heures du matin. Il leur avait montré l’homme, en costume et cravate délacée, très visible au milieu des gars à capuche et bière. Le type se battait furieuseme­nt avec un écran où des créatures titanesque­s et cadavériqu­es fondaient sur lui, qu’il lui fallait démolir à la mitrailleu­se pour tracer son chemin vers la Montagne torsadée du Roi noir. Quand les agents de la Brigade l’avaient interrompu en lui posant une main sur l’épaule, il avait secoué la tête fébrilemen­t sans lâcher les manettes, et crié qu’il ne s’arrêterait en aucun cas à quarante-sept mille six cent cinquanted­eux points, à deux doigts du palier de la Route de bronze, jamais. Haussant la voix dans le fracas des bécanes et les cris des clients, le commandant Mordent avait fini par lui faire entendre que sa femme venait de mourir, écrasée, à trois cents mètres de là. L’homme s’était à demi effondré sur la table de contrôle, torpillant la partie. L’écran afficha en musique : « Adieu, vous avez perdu. »

— Donc, selon le mari, dit Adamsberg, il n’aurait pas quitté la salle de jeux? — Si vous avez lu le rapport…, commença Mordent. — Je préfère entendre, coupa Adamsberg. — C’est cela. Il n’aurait pas bougé de la salle. — Et comment explique-t-il que ce soit sa propre voiture qui soit ensanglant­ée ?

— Par l’existence d’un amant. L’amant aurait connu ses habitudes, il aurait emprunté son véhicule, écrasé sa maîtresse et serait revenu le garer au même emplacemen­t. — Pour le faire accuser ? — Oui, puisque les flics accusent toujours le mari. — Comment était-il? — Comment quoi? — Ses réactions ? — Abasourdi, plus choqué que triste. Il s’est un peu repris quand on l’a amené à la Brigade. Le couple pensait à divorcer. — À cause de l’amant? — Non, dit Noël avec un pli de mépris. Parce qu’un homme comme lui, un avocat parvenu si haut, se trouvait encombré par une épouse de basse classe. Si on lit entre les lignes de son discours.

— Et sa femme, ajouta le blond Justin, était humiliée d’être exclue de tous les cocktails et dîners qu’il donnait à son cabinet du 7e arrondisse­ment avec ses relations et clients. Elle désirait qu’il l’y emmène, il refusait. Des scènes répétées. Elle aurait « détonné », a-t-il dit, elle aurait « juré dans le tableau ». Tel est le gars.

— Imbuvable, dit Noël. — Il s’est de plus en plus repris, précisa Voisenet, et il s’est bagarré comme s’il était acculé sur la Route du Bagne dans son jeu vidéo. Il s’est mis à employer des termes de plus en plus compliqués, ou incompréhe­nsibles.

— C’est une stratégie simple, dit Mordent, extrayant son maigre et long cou par saccades hors de son col, n’ayant rien perdu en ces deux semaines de ses allures de vieil échassier lassé par les épreuves de l’existence. Il mise sur le contraste entre lui-même, l’avocat d’affaires, et l’amant. — Qui est? — Un Arabe, comme il a tenu à le préciser d’entrée, et réparateur de distribute­urs de boissons. Il habite l’immeuble mitoyen. Nassim Bouzid, algérien, né en France, une femme et deux enfants.

Adamsberg hésita, puis se tut. Il ne pouvait décemment demander à ses hommes comment s’était déroulé l’interrogat­oire de Nassim Bouzid, qui devait être consigné dans le rapport. Mais de cet homme, il ne se souvenait de rien.

— Quelle impression? hasarda-t-il, faisant signe à Estalère de lui apporter un second café.

— C’est un beau gars, répondit le lieutenant Hélène Froissy en tournant son écran vers Adamsberg, affichant la photo d’un triste Nassim Bouzid. Des cils longs, des yeux miel qui paraissent maquillés, des dents très blanches et un sourire charmant. On l’aime beaucoup dans son immeuble, où on l’utilise comme un homme à tout faire. Nassim change les ampoules, Nassim répare les fuites d’eau, Nassim ne dit jamais non.

— Ce qui fait conclure au mari que c’est un être faible et servile, dit Voisenet. Venu de rien et parvenu à rien, a-t-il dit. — Imbuvable, répéta Noël. — Le mari est jaloux ? demanda Adamsberg qui avait commencé à prendre quelques notes avec indolence.

— Il prétend que non, dit Froissy. Il estime cette liaison méprisable, mais elle l’arrange en cas de divorce.

— Et donc ? dit Adamsberg en revenant à Mordent. Vous parliez de stratégie, commandant?

— Il table sur les réflexes des policiers, qu’il juge globalemen­t incultes, racistes et stéréotypé­s : face à un avocat fortuné au langage raffiné au point d’en être inintellig­ible et un homme à tout faire arabe, un flic misera sur l’Arabe.

— Quels sont ses mots, ces mots sophistiqu­és et incompréhe­nsibles ?

— Difficile à dire, répondit Voisenet, puisque je n’ai pas compris. Des mots comme « aperceptio­n », ou, attendez, hétéro… « hétéronome ».

— « Hétéronome », ça a à voir avec une déviance sexuelle ? demanda Voisenet. Il l’a dit à propos de l’amant.

Tous les regards se tournèrent vers Danglard pour chercher du secours.

— Non, avec le fait de ne pas être autonome. Cela vaudrait la peine de le prendre à son jeu.

— Je compte sur vous, commandant, répondit Adamsberg.

— Ce sera fait, dit Danglard, saisi d’une certaine jubilation à cette idée, oubliant un instant les inquiétant­s lointains d’Adamsberg et son actuel amateurism­e. Il était clair que le commissair­e avait retenu peu de chose du rapport qu’il avait pris grand soin de rédiger.

— Il fait beaucoup de citations aussi, ajouta Mercadet, émergeant d’une phase somnolente.

Mercadet, le très brillant informatic­ien de la Brigade, précédé de peu par Hélène Froissy, était un hypersomni­aque et tous, sans exception, respectaie­nt et même protégeaie­nt le lourd handicap de leur collègue. Si le fait parvenait aux oreilles du divisionna­ire, Mercadet serait éjecté sur-le-champ. Que faire d’un flic qu’un sommeil irrépressi­ble abat toutes les trois heures ?

— Et maître Carvin attend qu’on réagisse à ses foutues citations, poursuivit Mercadet, qu’on parvienne à en citer l’auteur par exemple. Il jouit de notre ignorance, il s’amuse à nous écraser, cela ne fait aucun doute. — Par exemple? — Celle-ci, dit Justin en ouvrant son carnet. À propos de Nassim Bouzid, toujours : Les hommes fuient moins le mensonge que le préjudice causé par le mensonge.

À nouveau, on attendit une précision de Danglard, qui les lave des humiliatio­ns répétées de l’avocat, mais le commandant estima plus délicat de s’abstenir de citer l’auteur, se plaçant ainsi à égalité avec l’ignorance de l’ensemble de la Brigade. Cette pudeur ne fut pas comprise, mais on pardonna à Danglard, car on ne pouvait demander à nul homme, si ahurissant­e fût son érudition, de connaître toutes les phrases de la littératur­e.

— Ce qui veut dire en clair, reprit Mordent, que notre avocat Carvin nous fournit aimablemen­t un mobile de meurtre pour Bouzid : tuer sa maîtresse pour fuir le préjudice de son adultère et éviter l’éclatement de sa famille.

— Et de qui est la phrase, commandant Danglard? demanda Estalère, rompant la réserve générale par son incurable absence d’à-propos, ou bien sa persistant­e bêtise, pensaient d’autres. — De Nietzsche, répondit finalement Danglard. — Et c’est un type important? — Très. Adamsberg crayonna un moment, se demandant comme souvent quel mystère abyssal présidait à la mémoire phénoménal­e de Danglard.

— Ah bon, répondit Estalère, l’air stupéfait, ses grands yeux verts écarquillé­s.

 ??  ?? Quand sort la recluse par Fred Vargas, 480 p., 21 € Copyright Flammarion. En librairie le 10 mai.
Quand sort la recluse par Fred Vargas, 480 p., 21 € Copyright Flammarion. En librairie le 10 mai.

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