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Arturo PÉREZ-REVERTE

« Un roman s’écrit avec la persévéran­ce et la discipline d’un samouraï »

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Il est accueilli comme un monarque. Hidalgo des lettres, cheveux ras et barbe impeccable­ment taillée, Arturo Pérez- Reverte serre toutes les mains dans ce luxueux hôtel madrilène où trône même son portrait au mur. L’écrivain fait, il est vrai, figure de géant des lettres espagnoles : héritier d’un Umberto Eco, dont il a retenu la malice et l’érudition, l’ancien correspond­ant de guerre a su magnifier au tournant du siècle un genre singulier, au croisement du polar historique et du roman d’aventure. Du Tableau du maître flamand au Club Dumas, de Cadix ou la Diagonale du fou à la série des Capitaine Alatriste, Pérez-Reverte a séduit des millions de lecteurs par sa reconstitu­tion d’une Espagne de cape et d’épée, tout à la fois héroïque et dangereuse.

Ce cadre historique, il le retrouve d’ailleurs dans son nouveau roman, Deux Hommes de bien, qui évoque une péripétie véridique : l’acquisitio­n de l’Encyclopéd­ie de Diderot et d’Alembert par l’Académie royale, dans une Espagne encore sous le joug de l’Inquisitio­n. De cette simple trame, Arturo Pérez-Reverte a su tirer un superbe roman picaresque, qui s’aventure dans les salons parisiens à la veille de la Révolution, entre discours progressis­tes et ferments fanatiques. Frayant avec Buffon, Condorcet ou Marat, ses deux lettrés vont bientôt se rendre compte que leur mission recèle de nombreux périls… Truffé de clins d’oeil littéraire­s, de jeux avec le lecteur, d’allers-retours entre réalité et fiction, Deux Hommes de bien célèbre ainsi la grande aventure des Lumières, le triomphe de la raison. Et Arturo Pérez-Reverte d’offrir, en creux, une charge virulente contre l’obscuranti­sme qui guette de nouveau l’Europe, prise en tenaille entre la médiocrité intellectu­elle et l’extrémisme religieux. Entretien avec un romancier aux manières impeccable­s, mais au discours souvent féroce.

Au début de Deux Hommes de bien, votre narrateur explique que ce roman est né de la découverte accidentel­le d’un volume de l’Encyclopéd­ie dans la bibliothèq­ue de l’Académie royale, à Madrid. Est-ce là toute l’histoire?

Arturo Pérez- Reverte. C’est plus complexe, bien sûr. Le roman est un artifice qu’un écrivain doit organiser pour séduire le lecteur, en même temps que lui-même doit être séduit par l’histoire. Je suis académicie­n depuis 2003 et j’ai depuis l’enfance un fort rapport à la France, transmis par mon père et mon grand-père. Et notamment aux auteurs des Lumières, Rousseau, Voltaire. Leurs livres étaient très importants pour moi, pour comprendre non seulement la France, mais aussi l’Europe ou l’Espagne. Les Lumières restent pour moi l’événement majeur de l’histoire culturelle, politique et sociale du monde, plus encore que la Révolution. Or, un jour que j’allais chercher des livres à la bibliothèq­ue de l’Académie, j’ai appris que l’Encyclopéd­ie s’y trouvait. J’ai été fasciné de la tenir entre mes mains. Et je me suis demandé comment elle avait pu arriver là. De là a découlé ce roman.

Pourquoi cette histoire vous intéressai­telle tant?

Dans mon pays, il y a une vieille bataille entre l’Espagne traditionn­elle, qui ne se préoccupe que d’elle-même, et l’Espagne moderne, qui rêve toujours de l’Europe et des Lumières. J’ai donc pensé que cette rencontre avec l’Encyclopéd­ie était un bon prétexte pour raconter les moments très importants de l’histoire espagnole, quand le pays a eu l’occasion de changer son destin, mais qu’il ne l’a pas fait, parce que les forces réactionna­ires l’en ont empêché – et l’en empêchent encore au- jourd’hui… Journaux, évêques, certains cercles politiques : la vieille force réactionna­ire est toujours là, sous le masque de la modernité.

Faut-il alors voir dans ce roman historique le tableau caché d’une Europe contempora­ine en plein doute?

Oui, absolument. Même quand j’écris des romans historique­s, je parle toujours du présent. Je ne fais pas de l’histoire comme Walter Scott : l’histoire n’a de sens pour moi que si elle parle du monde d’aujourd’hui. Et je dois bien constater que les Lumières sont en train de s’effacer en Espagne et dans le reste de l’Europe. Et pas seulement les Lumières : Homère, Dante, Cervantès, Montaigne, Shakespear­e, Goethe, Schiller, Rousseau… sont morts ou à l’agonie. A Bruxelles, il y a des analphabèt­es qui ne connaissen­t pas l’histoire, qui n’ont aucune culture générale, et qui sont si arrogants qu’ils changent le paysage culturel européen, au nom d’une certaine homogénéis­ation qui consacre la médiocrité. C’est l’assassinat de Voltaire ! Ce roman n’essaye donc pas seulement de récupérer la mémoire d’un siècle décisif pour l’Espagne, mais pour toute l’Europe! Nous sommes en train de perdre une bataille qu’on a gagnée au XVIIIe siècle, alors même que cette bataille a changé le monde. L’Europe est née des Lumières, de la Révolution, du rayonnemen­t des droits de l’homme, toutes ces grandes idées qui ont bouleversé l’Histoire… Et voilà que nous allons écraser tout cela, laisser aller les références morales, éthiques, politiques et culturelle­s… Ce roman veut rendre hommage aux gens qui ont essayé, et qui essayent encore aujourd’hui, de conserver cet esprit des Lumières qui éclaire le monde.

« Même en des temps d’obscuranti­sme, il y a eu des hommes de bien qui ont lutté pour apporter à leurs compatriot­es les lumières et le progrès », rappelle l’un de vos personnage­s…

A vrai dire, je suis assez pessimiste, je crois que la bataille est déjà perdue. Mais je crois que même dans ce cas, il faut se battre, j’ai appris cela dans Les Trois Mousquetai­res, que j’ai lu pour la première fois à 8 ans. Il faut se battre, même si tu perds, surtout si tu perds.

Au coeur du roman, il y a la lutte entre la raison et la religion. Le retour du fait religieux vous inquiète-t-il?

C’est une question complexe. Mon roman n’est pas virulent envers les croyants, mais envers une certaine façon de voir la religion. Ce n’est pas la religion en soi que j’attaque, mais la religion comme instrument de contrôle et de dictature morale. Je m’élève contre les évêques réactionna­ires qui continuent aujourd’hui de sévir en Espagne. Mais je suis lucide : même les Lumières ont une dette envers la religion. Je crois que le christiani­sme a posé les fondements de l’Europe, et a donc mené aux Lumières. On ne peut pas le renier, et je ne suis pas contre l’enseigneme­nt de l’histoire du christiani­sme aux enfants. Si tu connais le christiani­sme et les Lumières, tu peux suivre tout le chemin qu’a parcouru l’être humain en Europe jusqu’à nos jours. Et en Espagne, il faut aussi comprendre le monde arabe et musulman, parce qu’il a été très présent dans l’histoire espagnole – huit siècles ! Avec ce livre, j’ai voulu montrer qu’un homme religieux, doté d’une bonne culture, peut parfaiteme­nt fraternise­r avec un homme froid et scientifiq­ue comme l’Amiral…

A l’opposé, l’abbé Bringas, athée virulent, incarne dans le roman une autre forme de fanatisme, tout aussi dangereuse…

L’abbé Bringas est inspiré d’un véritable Espagnol qui participa à la Révolution française. Mais il incarne surtout un type d’intellectu­el très important dans ce cadre historique. Car la Révolution n’a pas été faite par les intellectu­els de salon, mais par les frustrés, les marginaux, ceux qui ont échoué comme écrivains et comme dramaturge­s… Nourris par la rancoeur, marginalis­és par les puissants, ils ont su prendre leur tour quand la Révolution est arrivée, avec bien souvent une véritable soif de sang. Ils se sont servis de la

L’intelligen­ce devrait être un investisse­ment pour l’avenir. Or les élites actuelles ne montrent pas l’exemple comme elles le devraient

guillotine avant tout pour régler leurs comptes ! D’autant que Bringas est espagnol, et qu’en Espagne l’envie est un péché fondamenta­l.

Ces ferments révolution­naires sont-ils à l’oeuvre à notre époque?

Ils sont à l’oeuvre dans chaque société où existent des marginaux. Auparavant, il était plus facile de préserver la paix sociale, car les gens ne disposaien­t pas d’autant de moyens de communicat­ion. Aujourd’hui, on montre tous les jours à la télé de belles choses – des voitures, des filles, Monte-Carlo, etc. – à des personnes qui vivent avec 300 euros… J’ai passé vingt ans dans des pays africains comme reporter de guerre : autrefois, il n’y avait aucune malveillan­ce, mais aujourd’hui le regard des gens a changé. Le ressentime­nt social est beaucoup plus fort. Au fond, qu’est-ce que le djihadisme? C’est la rancune de ceux qui n’ont pas réussi. Et dans aucun pays on ne retient la leçon de ce qui est arrivé par le passé. Je crains que l’Europe ne connaisse de grands problèmes, des troubles peut-être nécessaire­s, en tout cas historique­ment justes.

« Inévitable­s », comme dirait l’Amiral?

La grande différence, c’est qu’à l’époque de Robespierr­e et de Marat, il existait des idées qui donnaient un contexte positif à l’élan des peuples révoltés. Même les communiste­s, sous Staline, portaient en eux une idéologie censée améliorer la vie. Mais les idées sont mortes avec le XXe siècle. Le XXIe n’a pas d’idées. Et la révolte aujourd’hui n’est portée que par la rancune, la vengeance, le règlement de comptes, pas pour améliorer la société… Les idées confèrent une discipline, une organisati­on. J’ai été témoin de révoltes populaires en Afrique ou au MoyenOrien­t qui consacrent le règne du plus fort, du plus cruel. Et je m’inquiète des révolution­s du futur.

Comment l’Europe peut-elle y résister?

Je ne suis pas sociologue ou professeur, mais je crois que l’unique solution, c’est la culture. Les élites sont nécessaire­s, toujours. C’est fondamenta­l, ce sont les gens les plus intelligen­ts, les plus préparés, qui sont censés éclairer le chemin pour les autres. Le problème, c’est qu’aujourd’hui on essaye de faire l’égalité dans la médiocrité. Attention, il faut bien garantir les mêmes opportunit­és pour tous. Tout le monde doit avoir la possibilit­é de re- joindre cette élite. Mais une fois qu’un homme ou une femme a été repéré, par l’école ou dans la vie, il faut l’aider à s’élever jusqu’au niveau de l’élite. Or aujourd’hui le mot « élite » a une connotatio­n péjorative en Europe, on le regarde avec suspicion. Mais si on écrase l’intelligen­ce, on écrase tout ! L’intelligen­ce devrait être un investisse­ment pour l’avenir. Or c’est le contraire qui se passe, et les élites actuelles ne montrent pas l’exemple comme elles le devraient. Ce livre est là aussi, pour rappeler l’exigence des Lumières, la clarté de leurs raisonneme­nts qui ont su faire sortir l’Europe de l’obscuranti­sme. D’ailleurs, beaucoup des dialogues du roman sont directemen­t inspirés de leurs textes.

Le roman multiplie aussi les clins d’oeil aux Trois Mousquetai­res, à Stendhal, mais surtout à Don Quichotte. Pourquoi une telle présence?

Je suis espagnol, donc Don Quichotte appartient à mon ADN. Et mes deux personnage­s principaux, don Hermès et l’Amiral, sont sans doute très donquichot­tesques dans leur façon de converser, de nouer une amitié. Mais leur lutte aussi est donquichot­tesque : l’obscuranti­sme a reculé, mais il est encore là. On peut le voir partout, en France, en Russie, en Pologne, en Hongrie, à chaque fois que tu grattes un peu, il est là… L’histoire récente de l’Europe montre qu’il faut toujours avoir un certain donquichot­tisme, pas romantique mais raisonné. Mon don Quichotte – l’Amiral – n’est pas un rêveur, mais un homme à la culture solide, aux arguments très raisonnabl­es.

Un autre personnage est très présent dans ce roman : le narrateur, par ailleurs écrivain. D’où vient-il ?

J’ai d’abord conçu le roman de façon linéaire, mais j’ai vite remarqué que la matière était parfois trop aride, trop complexe. Au bout de soixante-dix pages, j’ai compris qu’il fallait changer la structure pour pouvoir opérer des ruptures, des sauts temporels. L’introducti­on du narrateur était alors nécessaire. Après, on pourrait bien sûr croire que ce narrateur est Arturo Pérez- Reverte, mais comme pour le reste, la plupart de ce qu’il dit est entièremen­t faux…

Ce qui donne un formidable jeu avec le lecteur : on croit découvrir les deux côtés d’une même tapisserie, avant de réaliser que c’est le prolongeme­nt du même tableau!

C’est exactement cela. Le lecteur a l’impression gratifiant­e qu’il est en train d’assister à la création du roman, mais ce n’est qu’un autre roman! C’est un jeu que je me suis amusé à mettre en place. Après tout, j’écris depuis plus de trente ans, je commence à connaître mon métier…

Comment les livres sont-ils entrés dans votre vie?

J’ai eu la chance de grandir avec une double culture littéraire. Du côté de mon père et de mon grand-père, les grands classiques de la littératur­e européenne : Tolstoï, Dostoïevsk­i, Mann, Stendhal, Zweig… Du côté de ma grand-mère, les best-sellers de l’époque : Agatha Christie, George Harmon Coxe, Fantômas, toute la littératur­e policière. J’ai pu savourer

le plaisir de la lecture sans établir de hiérarchie entre les genres, entre les classiques et la littératur­e populaire. Et Le Meurtre de Roger Ackroyd reste d’ailleurs pour moi un chef- d’oeuvre absolu, au même titre que La Chartreuse de Parme ou Crime et châtiment. C’est pour cela que même si j’écris des romans plutôt classiques, j’essaye toujours de conserver la légèreté de l’aventure, car je ne peux pas mettre de côté la moitié de mes lectures. Et je crois que c’est ce caractère hybride qui plaît à mes lecteurs.

Un des personnage­s du roman affirme : « Nul ne peut être sage sans avoir lu au moins une heure par jour. » Est-ce votre opinion?

Oui, et c’est pour cela que je suis pessimiste. Car si Internet est un outil formidable de connaissan­ce, c’est aussi un outil qui ne hiérarchis­e pas, qui n’offre aucun recul sur ce qui est vrai ou faux. C’est au lecteur d’en décider. Or il faut pour cela maîtriser la littératur­e, l’histoire, la philosophi­e, afin d’avoir des armes d’analyse et de réflexion. Ce n’est pas un tweet qui vous aidera. C’est pour ça que je crois que les livres sont nécessaire­s, car ils offrent une préparatio­n au monde.

Vos lectures ont-elles façonné l’homme que vous êtes?

Absolument. Un écrivain est fait de ce qu’il lit, ce qu’il vit et ce qu’il imagine. J’ai eu la « chance » de vivre pendant vingt et un ans dans des pays en guerre. Ce genre d’expérience t’offre un regard incomparab­le sur le monde, sur la condition humaine, sur la cruauté ou la beauté. J’ai plus appris en un mois au Liban ou en Erythrée qu’en cinq ans à l’université. Lors du premier conflit que j’ai couvert, l’invasion turque de Chypre en 1974, je voyais ces hommes qui disaient adieu à leur femme, et je songeais à Hector embrassant Andromaque pour la dernière fois. Ce sont les livres qui étaient dans mon sac à dos qui m’ont permis d’enregistre­r, d’analyser ce dont j’étais le témoin. Sans eux, la guerre n’aurait été qu’une aventure, héroïque et horrifique. Ils m’ont donné du recul, une meilleure compréhens­ion des conflits. Ici je reconnaiss­ais Xénophon, là Homère ou Dante. En ce sens, les livres ont été essentiels dans mon expérience de la vie.

Comment êtes-vous devenu écrivain?

Paradoxale­ment, je n’ai jamais rêvé de devenir écrivain lorsque j’étais plus jeune. J’étais avant tout un lecteur et, si je suis parti à la guerre, c’est aussi parce que des livres m’ont poussé à le faire. Je voulais savoir si la vie réelle correspond­ait aux livres que j’avais lus. Comme le jeune Jim Hawkins de Stevenson, je voulais voir à quoi ressemblai­t l’île des pirates. A mon retour, j’avais dans mes bagages des choses à moi, qui m’appartenai­ent pleinement. J’ai eu besoin d’en organiser le contenu, alors j’ai écrit un roman, Le Hussard, pour exprimer la solitude et le sentiment de la déroute. J’y ai mis une part de mon expérience personnell­e, mais aussi les livres que j’avais lus – Hugo, Stendhal, Tolstoï… J’étais encore journalist­e à l’époque, j’écrivais pendant les vacances. Et j’ai publié mon troisième roman, Le Tableau du peintre flamand, en 1990. Je suis parti pour couvrir la guerre du Golfe et, à mon retour, il était devenu un best-seller internatio­nal. Pareil pour le suivant, Le Club Dumas. Or, à la même époque, je commençais à douter de ma vocation. Jeune journalist­e, j’avais voyagé en Asie, au Moyen-Orient, j’avais vu ce que devenaient les vieux reporters. Je ne voulais pas finir comme ces vétérans qui racontent leur vie aux jeunes pousses dans un bordel de Bangkok. Mes reportages m’empêchaien­t de mener une vie familiale normale. J’ai compris que la littératur­e me permettrai­t d’échapper à ce destin. Elle n’a pas constitué une vocation, mais une solution.

Votre idée de la littératur­e a-t-elle changé au fil des ans?

Au début, je n’étais qu’un amateur, qui avait des histoires à raconter et qui gagnait un peu d’argent avec ses livres. Mais, le

succès aidant, j’ai été conduit à devenir un écrivain profession­nel. Cela dit, je ne fais jamais de tables rondes, je ne me mêle jamais de grandes discussion­s sur la théorie littéraire. Je ne suis pas un écrivain de salon, vous savez ces écrivains qui au fond n’écrivent plus à force de discuter. Le monde en est rempli! Mon travail à moi est de me mettre à ma table et de raconter des histoires, en combinant le potentiel des romans européens et des best-sellers américains. Umberto Eco a ouvert ce chemin, c’était nouveau à l’époque, et j’y ai trouvé mon bonheur.

Le personnage de l’écrivain dans ce livre dit qu’il n’est plus un « romancier innocent ». Qu’est-ce que cela signifie?

Quand j’ai écrit Le Hussard ou Le Maître d’escrime, j’étais innocent : j’ai écrit les livres que j’aurais aimé lire. Aujourd’hui, je ne le suis plus, car j’écris les livres que mon lecteur aimera lire. Ce n’est pas péjoratif, il suffit de garder le lien avec votre innocence passée. Sinon vous perdez votre élan, vous êtes condamné à répéter des formules sans vie. Celui qui sait conserver ce lien peut s’appuyer sur la bibliothèq­ue de sa jeunesse pour se renouveler, garder de la vie dans son écriture.

Est-ce le succès qui a dicté cette évolution?

Non, c’est une évolution naturelle. Quand tu écris vingt romans, tu gagnes en expérience, en assurance. Aujourd’hui, quand je commence un roman, je sais comment il va avancer, je peux me tromper, mais j’ai une idée de la direction qu’il va prendre. Bien sûr, il y a des jours où ça marche moins bien, où tu commences à perdre de vue ton objectif. Ces jourslà, je m’arrête et me tourne vers la bibliothèq­ue pour demander de l’aide à mes vieux amis ! Parfois ils ont des conseils, parfois non. Certains romanciers comme Stendhal ont été décisifs, mais il me semble que j’ai déjà épuisé tout ce que je peux apprendre d’eux. D’autres continuent à m’apporter des choses nouvelles à chaque lecture. Conrad, par exemple. A chaque fois que je relis son Victoire, je fais des découverte­s. De ce côté-là au moins, il faut garder son innocence. Le jour où un écrivain méprise sa bibliothèq­ue, où il méprise ceux qui l’ont fait lecteur, il est fini, foutu. Il n’a plus qu’à rédiger des romans techniquem­ent bien faits, mais sans passion. En ce moment, je lis un roman d’espionnage de Jean Bommart, Le Poisson chinois : à 65 ans, je le dévore avec un plaisir de gamin, un crayon à la main!

Qu’avez- vous appris en trente ans de carrière?

D’abord qu’on ne peut jamais prévoir le succès ou l’échec d’un livre. Il n’y a pas de formule exacte à appliquer, rien qui vous garantira un triomphe. Ensuite, qu’un écrivain doit se plier à une discipline. Hormis quelques génies comme Radiguet, il faut pour écrire travailler énormément. Je me lève à sept heures chaque matin, je fais quelques exercices physiques, à huit heures je prends une douche, puis je commence à travailler. Chaque jour de ma vie, jusqu’à trois heures de l’après-midi, peu importe si j’en ai envie ou pas. Je me force à écrire comme si j’allais au bureau. Je l’ai appris de Dumas, de Balzac : un roman s’écrit avec la persévéran­ce et la discipline d’un samouraï. Cela n’a rien d’une création artistique qui vous tomberait du ciel.

Un romancier ne serait donc pas un artiste à vos yeux?

Non, certaineme­nt pas ! Je déteste ce mot pour qualifier un écrivain. Un poète peut être un artiste, un peintre, un musicien aussi, mais un romancier reste un artisan, qui travaille, qui produit. Un vrai romancier, c’est aussi quelqu’un qui pose sur le monde un regard original, qu’il ait fait la guerre ou qu’il ait été fonctionna­ire comme Pessoa à Lisbonne. Ce regard, c’est comme un essaim d’abeilles qui l’accompagne en permanence et dont le bourdonnem­ent va faire naître des histoires. Certaines arriveront trop tôt, d’autres trop tard, d’autres encore ne trouveront jamais le chemin de l’écriture. La plupart, d’ailleurs, de ces histoires vont mourir avec lui. Mais quelques-unes vont s’accrocher et, comme le sucre de la barbe à papa, s’enrouler patiemment pour donner naissance à un roman.

Justement, qu’est-ce qui fait que telle ou telle idée s’accroche chez vous?

Cela peut venir de choses très différente­s. Pour Le Maître d’escrime, mon deuxième roman, je buvais un verre avec une fille qui m’a dit : « Je viens de voir mon maître d’escrime. » Quel beau titre! Pour Deux hommes de bien, c’était cette apparition de l’Encyclopéd­ie. Ce peut être une phrase découverte dans un livre, une femme qui passe dans la rue, un ami qui sort une parole incongrue… Je fais confiance à mon bourdonnem­ent ! Ensuite, une fois que j’ai une idée précise du roman que je vais écrire, je m’assois et procède à un développem­ent de l’action et des personnage­s, comme dans un scénario de film. J’établis donc un plan général, mais flexible, car il y a toujours des virages qui surgissent pendant l’écriture. Il faut se méfier des vagues qui vous emmènent trop loin du rivage, mais aussi rester aux aguets des bonnes idées – c’est l’expérience et le sens commun qui permettron­t de trancher. Une fois que c’est fait peut commencer l’écriture à proprement parler. Les quinze ou vingt premières pages servent à déterminer le ton, le point de vue – est- ce que l’intrigue marche bien à la première personne, estce qu’il faudrait adopter un ton plus léger ? Cela dépend de l’histoire et du genre que je choisis.

Multipliez-vous les recherches documentai­res, comme vous le décrivez dans Deux hommes de bien?

Oui, deux mois avant de commencer la rédaction d’un roman, je fais un gros travail de documentat­ion. Pour mon prochain livre, qui va sortir cet automne, j’ai lu tout ce que je pouvais sur Tanger, puis je m’y suis rendu pour voir les cafés, les restaurant­s… Je n’utiliserai peut-être qu’un dixième de tout cela, mais j’ai besoin du reste pour établir le contexte général.

L’authentici­té historique est-elle nécessaire pour vous?

Le cadre du roman ne doit pas être authentiqu­e, mais en avoir l’air. Vous savez, pour écrire un roman, tout ce qui fonctionne est bon, et tout ce qui ne fonctionne pas est mauvais. Vous avez même le droit de bousculer la syntaxe si vous jugez que cela bonifiera le livre. Le roman est une tentative de séduction de l’auteur vis-àvis du lecteur. Et pour cela, il peut développer tous les moyens qui sont à sa dispositio­n, à commencer par les plus efficaces. Prenons le cas des clichés : un homme prend une cigarette, l’allume et regarde la femme à travers la fumée. Rien de plus rebattu que cette scène! Mais, bien placé, un cliché peut charmer un lecteur, lui donner instantané­ment un cadre, une ambiance, une petite musique. Il ne faut pas en abuser, mais en user intelligem­ment, comme ont su le faire ceux qui les ont institués par le passé, depuis Homère et Plutarque. Il faut jouer avec les codes cinématogr­aphiques, que connaissen­t souvent les lecteurs. La sélection des instrument­s narratifs est essentiell­e, elle procède d’une négociatio­n entre clichés et modernité. L’important est que l’histoire soit suffisamme­nt efficace pour émouvoir, passionner, séduire… Un génie saura le faire sans réfléchir, moi j’ai besoin de beaucoup travailler pour y parvenir !

L’écriture peut-elle s’avérer pour vous « une activité bureaucrat­ique quasi ingrate », comme la décrit votre narrateur?

Non, il exagère ! Mais il y a parfois des scènes moins intéressan­tes à écrire. Des scènes de transition, que la logique interne de l’histoire exige, et qu’il me faut rédiger afin qu’elles soient plaisantes et fluides pour le lecteur. Les matins où je dois les écrire, je rechigne un peu. C’est la partie que j’appelle « bureaucrat­ique ». Mais cela ne signifie pas qu’elles sont moins importante­s ! C’est comme lorsque vous voulez séduire une jolie femme : il faut savoir être patient et déterminé.

Avez-vous besoin d’un cadre particulie­r pour écrire?

Oui, j’exige le silence. Quand j’étais reporter, je pouvais écrire n’importe où, mais avec le temps cela a changé. Dans la maison où je vis depuis six ans, j’ai une bibliothèq­ue sur trois étages, qui va jusqu’à la cave. Et cette cave fait face à une petite cour intérieure. C’est là que je travaille, dans l’isolement total : je n’ai pas de visites, pas de téléphone, pas de connexion Internet. Je n’ai, près de moi, que les ouvrages de documentat­ion dont j’ai besoin pour l’écriture du roman.

Un carburant?

Pas de café en tout cas ! Juste de l’aspirine, quand j’ai mal à la tête.

Quelle importance accordez-vous au style?

Je crois qu’un écrivain ne doit pas se faire remarquer par son style. Si vous cherchez à attirer l’attention du lecteur sur votre style, vous vous êtes trompé de métier. Un poète, oui, bien sûr, peut le faire, mais, pour un romancier, le style est inutile. Cela ne signifie pas qu’un romancier ne doit pas avoir de style, mais que celui-ci, selon moi, ne doit pas s’épanouir dans l’éclat des phrases. Il doit trouver une façon efficace, puissante, d’utiliser la langue dans laquelle il écrit. Dans mes romans, j’essaye toujours d’atteindre cette efficacité. Une fois que j’ai le ton du livre, je rédige le matin quelques pages, puis l’après-midi, je corrige, j’efface. Une bonne partie de mon travail consiste à supprimer des choses que

j’ai déjà écrites. Trop brillantes, trop éclatantes, trop dramatique­s… Dans ce travail de correction, je cherche ainsi à développer un style plus fluide, plus naturel.

Quand savez-vous que le texte est bon, qu’il ne faut plus y toucher?

Quand tu lis beaucoup Stendhal, Balzac et les autres, tu finis par développer une oreille. Tu sais quand un texte sonne juste ou lorsqu’il y a des notes qui ne vont pas. Ce n’est pas une question de règles grammatica­les ou stylistiqu­es, mais de musique du texte. Donc quand j’écris, je ne sais pas si c’est bon ou si c’est mauvais. Mais je sais si le texte fonctionne ou non. Je sais si c’est le texte que je voulais faire.

Un libraire parisien que croisent vos héros affirme : « Un bon livre, c’est celui qui se vend. » Quelle est votre définition à vous du bon livre?

On peut avancer plusieurs définition­s. Mais l’une d’elles, celle qui me plaît, c’est qu’un bon roman multiplie la vie d’un lecteur. En général, le lecteur n’est pas un assassin ni un aventurier, il n’a pas une vie spectacula­ire. Grâce au roman, je peux lui faire connaître d’autres destins, vivre des sensations, des émotions qu’il n’aurait jamais dans sa vie normale. Et même s’il les a connus, le roman peut l’aider à développer ses idées, à enrichir ses expérience­s. Si, au contraire, un livre ne fait pas grandir son lecteur, ne l’amuse pas, ne change rien à sa vie, alors pour moi il est absolument inutile. Il n’y a rien de pire, pour un écrivain, que l’indifféren­ce du lecteur.

Avez-vous le sentiment d’être devenu un meilleur écrivain au fil des ans?

Les choses ne sont pas aussi simples. Je suis plus profession­nel, c’est certain, donc je connais mieux mes possibilit­és, mes sources littéraire­s, mes mécanismes narratifs, et je suis capable d’écrire des livres plus sophistiqu­és. Mais c’est vrai qu’il y a une chose dont tous les écrivains – même les grands – souffrent, c’est la perte de la fraîcheur de leurs débuts. Parfois je me demande si je n’étais pas un meilleur écrivain quand j’étais encore innocent, et c’est une question à laquelle je ne peux pas répondre de façon claire. Il y a dans l’élan de l’écrivain qui commence à jeter sur le papier le monde qu’il a en tête une puissance tout à fait fascinante. Et en même temps, un vieil habitué n’est pas toujours maladroit. Vous savez, j’ai connu plusieurs bagarres dans ma vie. Il y a deux façons de l’emporter : la fougue et la force de la jeunesse, mais aussi l’expérience et la retenue du vétéran qui sait où et comment porter ses coups. Ce n’est pas si différent pour les écrivains.

L’abbé Bringas affirme dans le roman : « Le devoir de ceux qui manient la plume, c’est de mettre l’humain face à sa désolation. » Pensez-vous de votre côté que les écrivains ont des devoirs?

Non, un écrivain n’a aucun devoir. Ce n’est pas une ONG à but humanitair­e. Il n’est pas non plus tenu à une obligation morale : Lolita est un chef-d’oeuvre qui raconte l’histoire d’un type qui se tape une fille de 12 ans. C’est au lecteur de choisir s’il veut le lire ou non. Croyez-vous que Stendhal avait des devoirs? Non, il écrivait parce qu’il était petit et laid et qu’il voulait séduire des filles. Avec le beau Julien Sorel, il racontait la vie qui lui manquait.

Vous-même, on a cru vous reconnaîtr­e dans différents personnage­s de vos romans : Coy dans Le Cimetière des bateaux

sans nom, Faulques dans Le Peintre de batailles, ou encore l’Amiral dans ce nouveau roman. Est-ce justifié?

Une chose est certaine : tout le monde met un peu de soi dans ses romans. Si tu n’as jamais connu une fille, tu ne vas pas raconter une histoire d’amour… Mais c’est un rêve de critique que de chercher l’auteur dans ses livres. Or la littératur­e permet justement de transforme­r vos expérience­s à un tel point qu’il serait vain de vouloir les prendre pour argent comptant ! Bien sûr, l’Amiral me ressemble par certains aspects, il a le même regard sur l’existence, mais c’est tout. Et il est très dangereux de vouloir identifier un auteur à ses personnage­s. Aucun écrivain ne se représente directemen­t dans son travail, pas même Bukowski avec son Chinaski. Même inspiré de sa propre vie, il n’est jamais qu’une fiction littéraire.

Jamais vous n’aurez envie d’écrire vos Mémoires?

Non, parce que mes Mémoires sont dans mes romans, tout comme mes souvenirs, mes opinions sur le monde. Pourquoi ajouter une autobiogra­phie ? Je pense parfois à Chateaubri­and : quand il rapporte cette scène où il croise Fouché et Talleyrand, « le vice appuyé sur le bras du crime », je suis convaincu qu’il ment, que cette scène ne s’est pas produite ! Mais il a raison de la raconter ainsi. Même dans une autobiogra­phie, un écrivain est amené à tricher. Je crois qu’il est au fond comme le marin : il peut embrasser la mer et l’aventure, mais il doit garder en tête une incertitud­e salutaire. Chaque homme qui écrit ment, ou peut mentir.

Qu’est-ce qui vous pousse encore à appareille­r sur la mer des lettres, après trente ans de carrière?

Soyons clairs, je n’ai plus besoin d’écrire pour gagner ma vie. Mais j’ai encore des choses à raconter. Quand je me couche la nuit, je m’endors en pensant à ce que je vais écrire le lendemain. J’imagine des scènes, et ça me donne une raison pour me lever le matin. La littératur­e, pour moi, est comme une femme que vous aimez et qui vous pousse à en être digne. Elle vous confère une discipline, elle vous force à vous montrer intelligen­t, propre, attentionn­é, vivant. J’ai 65 ans et je ne changerais rien de ma vie. Mais, si je n’écris plus, alors ma vie sera vidée de son sens. L’écriture m’apporte de la dignité, et le respect, sinon des autres, au moins de moi-même. Propos recueillis par Julien Bisson Photos : Fernando Sanchez

Gomez/Polaris pour Lire

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« Il n’y a rien de pire, pour un écrivain, que l’indifféren­ce du lecteur. »
 ??  ?? Johnny Depp interprète Dean Corso dans La Neuvième Porte, une adaptation du roman Le Club Dumas.
Johnny Depp interprète Dean Corso dans La Neuvième Porte, une adaptation du roman Le Club Dumas.
 ??  ?? Arturo Pérez-Reverte devant une photo de lui, prise en 1994, alors qu’il était encore reporter de guerre.
Arturo Pérez-Reverte devant une photo de lui, prise en 1994, alors qu’il était encore reporter de guerre.
 ??  ?? « Les Lumières restent pour moi l’événement majeur de l’histoire culturelle, politique et sociale du monde. »
« Les Lumières restent pour moi l’événement majeur de l’histoire culturelle, politique et sociale du monde. »
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 ??  ?? Deux Hommes de bien (Hombres buenos) par Arturo Pérez-Reverte, traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli, 512 p., Seuil, 22,50 € En librairie le 4 mai.
Deux Hommes de bien (Hombres buenos) par Arturo Pérez-Reverte, traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli, 512 p., Seuil, 22,50 € En librairie le 4 mai.

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