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La Dent du serpent

- Craig JOHNSON

« Dans le Wyoming, l’une des tâches qui incombent à un représenta­nt élu est de comprendre ses électeurs, d’écouter les gens – les aider à résoudre leurs problèmes – même s’ils ont une araignée au plafond » : ainsi parle Longmire, qui officie toujours dans le comté (fictif) d’Absaroka, le moins peuplé d’un Etat qui est lui-même le moins peuplé du pays. Aussi, quand un adolescent en fugue est repéré en train de voler dans la demeure d’une vieille femme, notre homme de loi ne compte pas y passer la journée. Mais quand il ramène le jeune chez lui, Longmire fait face à une grande propriété gardée par des miradors, dirigée par un patriarche autocrate. Ici vit une secte de mormons fondamenta­listes, et le fugueur est un de ces « garçons perdus » rejetés par leur propre communauté. Il était parti à la recherche de sa mère, également bannie. Décidément, ces vastes espaces attirent des modes de vie de plus en plus inhabituel­s… Du Wyoming au Dakota du Sud voisin, le shérif engagera son équipe sur un terrain glissant, jusqu’au fond d’un canyon où la communauté extrait du pétrole en douce et arrose quelques dignitaire­s bien placés. Comme au cours des aventures précédente­s, celle-ci révèle des personnage­s aux esprits bien frappés, tel ce poète aussi habile du couteau que du stylo, ou ce vieil illuminé prétendant poursuivre l’oeuvre de Joseph Smith (fondateur de l’Eglise mormone dans les années 1830). On retrouvera aussi le fidèle Henry Standing Bear, l’ami indien du shérif, et Victoria Moretti, adjointe sexy pas maladroite avec un revolver. Dans une intrigue fort bien menée et aux dialogues ciselés, Johnson dévoile un pan inédit de ces terres qu’il chérit, tout en poursuivan­t son travail sur les mémoires qu’elles recèlent.

Hubert Artus

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Je gardai les yeux rivés sur le bouquet orange et noir qui ornait le revers de Barbara Thomas pour ne pas avoir à regarder autre chose.

Je n’aime pas les enterremen­ts, et cela fait un moment que j’ai cessé d’y assister. Je considère la cérémonie comme une forme de déni, et quand ma femme est décédée et que ma fille, Cady, m’a dit que, à sa connaissan­ce, aller à l’enterremen­t de quelqu’un ne l’avait jamais fait revenir, j’ai tout simplement renoncé.

Mme Thomas avait été élue reine du bal de fin de promo au lycée de Durant l’année où Truman avait fait en sorte de porter le chapeau, d’où la présence de l’ornement un tantinet voyant épinglé sur son tailleur beige, à la fois strict et propret. La semaine suivante se jouerait le match tant attendu des Durant Dogies contre leurs ennemis jurés, les Worland Warriors ; une frénésie d’orange et noir s’était emparée de toute la ville.

Assister à l’enterremen­t de quelqu’un qu’on connaît est moins insupporta­ble qu’être présent à celui de quelqu’un qu’on ne connaît pas. On est planté, là, on écoute des discours sur un parfait inconnu, et chaque fois, j’ai l’impression d’avoir laissé passer ma chance.

Je l’avais certaineme­nt laissée passer avec Dulcie Meriwether, qui avait été une des citoyennes modèles de Durant – après tout, je suis le shérif du comté d’Absaroka, alors les citoyens modèles vivent et trépassent souvent sans que je m’en aperçoive. C’était un bel après-midi d’octobre, j’étais adossé à la grille qui entourait la Première Église méthodiste, et j’étais là pour parler d’anges plutôt que pour faire l’éloge de Dulcie Meriwether – ou l’enterrer.

Je tendis la main et redressai le bouquet de Barbara Thomas.

Dans le Wyoming, l’une des tâches qui incombe à un représenta­nt élu est de comprendre ses électeurs, d’écouter les gens – les aider à résoudre leurs problèmes – même s’ils ont une araignée au plafond. J’écoutais Barbara me parler des anges qui l’aidaient chez elle dans ses travaux, ce qui pour moi constituai­t une preuve qu’araignée il y avait bien, si ce n’est même deux.

Je jetai un coup d’oeil vers Mike Thomas, qui m’avait demandé de tendre une embuscade à sa tante en ce début d’après-midi dans les hautes plaines. Il voulait que je lui parle, et il pensait que la seule manière d’organiser une rencontre fortuite avec moi était que j’accepte de l’attendre devant l’église au moment où ils sortiraien­t pour aller déjeuner.

J’essayais de ne pas regarder l’autre personne appuyée à la grille, mon adjointe, Victoria Moretti, qui, bien qu’elle tentât de surmonter une gueule de bois consécutiv­e à des excès commis aux bacchanale­s de la Fête basque la veille, avait décidé de profiter de ma présence en ville un dimanche. La seule personne sur laquelle je pouvais me concentrer était donc Barbara, quatre-vingt-deux ans, cheveux blond platine impeccable­ment coiffés, et, à l’évidence, folle à lier.

— Alors, quand les anges ont-ils commencé à travailler dans votre maison, madame Thomas? — Appelez-moi Barbara, Walter. Elle hocha vigoureuse­ment la tête, comme si elle refusait de nous laisser penser qu’elle était cinglée. “Bonne chance”, aurait dit Vic. — Il y a environ deux semaines, j’ai fait une petite liste, et soudain la balustrade du porche a été réparée.

Elle jeta un coup d’oeil malveillan­t au cow-boy bien habillé, veste bleu marine et cravate, qui se trouvait sur ma gauche, son plus jeune neveu.

— Il est difficile de faire avancer les choses à la maison, avec Michael qui vit si loin.

Si mes souvenirs étaient fidèles, l’atelier de sculpture de Mike se trouvait à la périphérie de la ville, et je savais qu’il ne vivait qu’à trois kilomètres vers l’est, mais je n’allais pas m’en mêler. J’ajustai le col de ma chemise en flanelle, savourant le bonheur de ne pas porter mon uniforme, tout en me disant que mon plaisir de la journée n’irait pas au-delà.

— Alors, les anges sont venus et ont réparé la balustrade? — Oui. — Autre chose ? Elle hocha à nouveau la tête, avec enthousias­me. — Plein de choses. Ils ont nettoyé mes gouttières, fixé la porte à moustiquai­re derrière et réparé le toit de l’abri de la pompe. Vic soupira. — Bon sang, vous voudriez pas les envoyer chez moi?

J’ignorai mon adjointe – une tâche difficile. Elle portait une robe d’été, sûrement pour défier l’arrivée de l’automne, et un joli morceau de jambe bronzée était visible entre le haut de ses bottes et le bas de la robe.

— Avez-vous vu les anges de vos propres yeux, madame Thomas ? — Barbara, s’il vous plaît. Elle secoua la tête, résignée face à ma méconnaiss­ance des choses célestes. — Ce n’est pas comme ça que ça marche. — Ah bon? Et comment ça marche? Elle colla ses paumes l’une contre l’autre et se pencha en avant.

— J’écris ma petite liste, et les choses se font. C’est un signe de la divine providence.

— Un signe de la divine sénilité, plutôt, marmonna Vic à mi-voix.

Barbara Thomas poursuivit sans se laisser interrompr­e.

— J’ai un carnet dans lequel je note, par ordre d’importance, les choses qui doivent être faites. Je le laisse sur le comptoir, et hop. Elle s’écarta un peu et me regarda, rayonnante. — Les voies du Seigneur sont impénétrab­les. Elle marqua une pause pour contempler l’église qui se trouvait derrière moi puis changea de sujet. — Vous assistiez au culte ici, n’est-ce pas, Walter? — Oui, madame. J’accompagna­is ma défunte femme. — Mais vous n’y êtes pas allé depuis son décès ? Je pris une grande inspiratio­n pour alléger le chagrin qui m’étreignait la poitrine chaque fois que quelqu’un parlait de Martha.

— Non, madame. Nous avions passé un accord : elle prendrait soin de l’autre monde si je prenais soin de celui-ci.

Je lançai un coup d’oeil à Mike qui lissait sa moustache en s’efforçant de ne pas sourire.

— Et on dirait que ces derniers temps, il se passe suffisamme­nt de choses ici pour retenir mon attention. (Je repris :) Alors, vous ne les avez jamais vus ? — Vu qui? — Les saints bricoleurs, Bon Dieu. Barbara parut contrariée. — Demoiselle, vous feriez bien de surveiller votre langage.

Je détournai l’attention de Barbara pour couper court au flot de commentair­es incendiair­es qui risquait de déferler sur elle. — Donc, vous n’avez jamais réellement vu les anges? — Non. Elle réfléchit, les yeux rivés sur les craquelure­s du trottoir, où les rares brins d’herbe qui avaient tenté leur chance avaient abandonné tout espoir de se frayer un chemin.

— Ils prennent un peu de nourriture dans le réfrigérat­eur, de temps en temps. Je ne la quittai pas des yeux. — De la nourriture ? — Oui. Elle réfléchit encore. — Et parfois, ils prennent une douche. — Une douche. Elle hocha la tête à nouveau. — Mais ils nettoient toujours après leur passage. Je le remarque seulement parce que les serviettes sont humides ou qu’il manque quelques morceaux de poulet pané.

Je tentai de croiser le regard de Mike, mais il examinait les berges de Clear Creek de l’autre côté de l’allée de graviers, un peu plus loin, à la recherche de truites, probableme­nt ; il aurait préféré être ailleurs. Je revins à la vieille dame. — Du poulet pané. — Oui, il semblerait que les anges aiment vraiment bien le poulet pané de Chester.

Je m’appuyai contre la grille et contemplai, moi aussi, les reflets dansants de la lumière sur l’eau, les feuilles dorées des trembles éparpillée­s tourbillon­nant comme une flottille égarée. — Je vois. — Et les Oreos. Les anges aiment les Double Stuf Oreos, aussi. — Autre chose ? — Le soda, surtout le Vernors Diet Ginger Ale. — Vous devez vous retrouver avec une sacrée note au supermarch­é, pour nourrir ces bataillons. (Je souris et choisis mes mots avec le plus grand soin.) Barbara, quand ce genre de choses se produit… je veux dire, vous faites votre liste, ensuite vous vous couchez, et quand vous vous levez, tout est réparé?

— Oh non, je dresse ma liste le matin, puis je m’en vais faire les courses ou jouer au bridge au club, et quand je reviens, tout est fait. — Dans la matinée ? — En milieu d’après-midi, oui. Je sortis ma montre de ma poche; il était une heure dix.

— Alors, si je me rendais chez vous maintenant, il y aurait des chances que je surprenne les anges en plein travail? Elle eut l’air un peu inquiet. — J’imagine que oui. — Que leur avez-vous donné à faire aujourd’hui? Elle réfléchit. — Il y a une fuite au niveau du siphon sous l’évier de la cuisine. Vic ne put retenir sa langue. — Attendez. Les anges travaillen­t le dimanche? Je regardai la vieille dame, gentille mais cinglée. — Où vont-ils chercher le matériel un dimanche? Buell Hardware est fermé. Elle plissa les yeux. — Je leur achète le matériel, Walter. Dieu pourvoit à beaucoup de choses, mais je ne crois pas que cela inclue les pièces détachées de plomberie. — Hmm… Je me redressai et elle parut troublée. — Où allez-vous ? — Je crois que je vais aller faire un tour du côté de chez vous pendant que Mike et vous allez déjeuner. (Je haussai les épaules.) Peut-être que nous pourrons obtenir quelques conseils d’ordre divin pour Vic.

Barbara Thomas replia les doigts de ses mains comme des oiseaux aux ailes brisées et parla d’une toute petite voix. — Je préférerai­s que vous n’y alliez pas, Walter. J’attendis quelques instants puis lui demandai :

— Et pourquoi donc ? Elle marqua une pause, un peu contrariée, puis leva vers moi des yeux humides.

— Ils travaillen­t bien, il ne faut pas les interrompr­e.

— Tu crois qu’il y plus de fous dans notre comté qu’ailleurs ?

Nous roulions vers l’ouest, vers la maison de Barbara Thomas, et je baissai la ventilatio­n dans le Bullet afin que le courant d’air ne fasse pas remonter la robe de Vic encore plus haut sur ses cuisses parfaites tandis qu’elle calait ses bottes de cow-boy contre le tableau de bord. — Par habitant? — Globalemen­t. J’orientai une bouche de ventilatio­n vers le chien, qui haletait sur le siège arrière.

— Eh bien, la nature ayant horreur du vide, les bizarrerie­s sont attirées par les grands espaces. Parfois, elles perdurent là où rien d’autre ne le pourrait. (Je me tournai vers elle.) Pourquoi? — Cela nous inclurait, nous aussi? — Techniquem­ent, oui. Elle regarda à travers le pare-brise, le visage un peu troublé.

— Je ne veux pas finir toute seule dans une maison en train de faire des listes pour mes amis imaginaire­s.

Je pris à gauche sur Klondike Drive et m’attardai sur le fait que Vic semblait encline aux réflexions philosophi­ques, ces derniers temps. — J’ai comme l’impression que cela n’arrivera pas. Elle me regarda. — J’ai remarqué que tu n’avais pas proposé de partager tes expérience­s du monde des esprits avec elle.

Vic faisait allusion aux événements que j’avais vécus à Cloud Peak au printemps, une expérience que je n’étais pas certain d’avoir complèteme­nt digérée. — Cela ne me paraissait pas pertinent. — Mon oeil. Je la regardai à mon tour et vis qu’elle était en train de se masser la tempe du bout des doigts. — Comment va ta tête ? — J’ai une migraine atroce, merci d’avoir posé la question.

— Ça t’ennuie si je te demande ce qui s’est passé à la Fête basque? Elle ajusta la position de ses bottes et avoua. — J’ai été traumatisé­e. — Par quoi? — La cavalcade des moutons. Je crus avoir mal entendu. — La quoi? — La cavalcade des putains de moutons, que tu as réussi à rater hier en prenant ta journée. — La cavalcade des moutons ? Elle se frotta l’arête du nez. — Tu m’as bien entendue. — Que s’est-il passé? — Je n’ai pas envie d’en parler. Tu n’as pas envie de parler de tes amis imaginaire­s, et je n’ai pas envie de parler de la cavalcade des moutons. (Elle se mit à tripoter la lanière de sa botte.) Mais sache que je ne ferai plus jamais la Fête basque.

Je haussai les épaules en passant devant la YMCA et continuai ma route sur la descente, passai devant Duffy, l’antique locomotive dans le parc à côté du jardin d’enfants. Je tournai à droite sur Upper Clear Creek Road, puis m’arrêtai à l’ombre d’un peuplier de Virginie jaunissant, à côté de la boîte aux lettres de Barbara Thomas. — On y va à pied? — Il y a de l’ombre ici, et le chien a chaud. Je baissai légèrement les vitres pour lui donner un peu d’air.

— En plus, j’aime bien prendre les anges par surprise. Pas toi?

Elle ouvrit la portière et se glissa dehors, tout en tirant sur sa robe. Bottes et robe courte – une tenue pour laquelle j’avais un faible.

— Je n’ai pas tout à fait les vêtements qui conviennen­t à la course à pied.

Je refermai la portière doucement et contournai le pick-up par l’avant. — Je croyais que les anges, ça volait. — Ouais, et la merde, ça flotte.

Nous prîmes l’allée de graviers qui descendait en pente raide, se terminait devant l’un de ces anciens garages du début du siècle construit juste à côté de la toute petite maison à bardage de bois qui, autrefois, avait été le quartier général du T Bar T Ranch, avant que les terres ne soient grignotées par l’invasion de l’immobilier. Il y avait un grand nombre de parterres de fleurs surélevés et de paniers suspendus. Je devais admettre que les anges en question faisaient un sacré boulot, surtout en cette saison. Les yeux couleur vieil or de Vic brillèrent. — Une entrée dans les règles ? Je contemplai son sourire carnassier et me dis qu’on pouvait sortir le policier de Philadelph­ie, mais qu’on ne pouvait pas sortir Philadelph­ie du policier.

— C’est probableme­nt un gentil voisin qui rend service à la vieille dame, alors évitons de lui faire une peur bleue. — Comme tu veux. Elle s’avança vers le porche et je regardai la robe d’un violet passé se balancer sur ses hanches tandis qu’elle marchait à grands pas, sans arme.

— Je passe par-devant.

 ??  ?? La Dent du serpent (A Serpent’s Tooth) par Craig Johnson, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sophie Aslanides, 384 p, 22,80 € Copyright Gallmeiste­r. En librairie le 4 mai.
La Dent du serpent (A Serpent’s Tooth) par Craig Johnson, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sophie Aslanides, 384 p, 22,80 € Copyright Gallmeiste­r. En librairie le 4 mai.

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