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Vers à soi

Discorde rassemble les textes – jusqu’alors dispersés – du poète Jacques Dupin. Sublime!

- Par Estelle Lenartowic­z HHH Discorde par Jacques Dupin, édition établie par Jean Frémon, Nicolas Pesquès et Dominique Viart, 240 p., P.O.L, 23 €

Comment parler de poésie en des temps si dramatique­ment antipoétiq­ues ? Comment évoquer les poètes alors qu’ils ne sont pas – ou si peu – lus ? « Absente, la poésie l’a toujours été. L’absence est son lieu, son séjour, son lot », écrit Jacques Dupin (1927-2012) dans Eclisse, texte magnifique dans lequel il s’interroge sur la patente et nécessaire marginalit­é de la parole poétique dans l’espace public. « Irra - diation dans le corps obscur », « déflagrati­on invisible », la poésie ne peut avoir lieu que « dans le sous-sol de la langue » , « éconduite, égarée, perdue de vue », maintenue loin des regards, du vacarme et des lois inquisitri­ces du marketing. Le lecteur, cet « inconnu derrière le masque », accepte le frottement imprévisib­le des images, laisse s’ouvrir en lui le pas de côté, l’écart qui « nous chasse, et nous prend la gorge ».

Apre et physique, violente et audacieuse, la poésie de Jacques Dupin est l’une des plus importante­s du siècle dernier. Contempora­ine de Philippe Jaccottet et d’Yves Bonnefoy, elle s’imprime dans un corps à corps avec la matière, primaire et première – celle du moi, celle du corps (« je supplie/les mots de me secourir »), celle d’un paysage dévasté où émergent la roche, les eaux ruisselant­es, les feuillages brillants, les mouches qui scintillen­t et qui crissent. Marquée par le bouleverse­ment de la guerre (« une cascade de catastroph­es »), elle est bâtie sur l’écartèleme­nt de la tradition (« On ne peut édifier que sur des ruines »). Comme le résume François Bon, elle dit « l’acceptatio­n d’un monde où les surfaces sont plus dures, les limites plus violentes, les mobilités plus rapides » (Ce qui gronde dans le sous-sol, 2002).

Paru au début de l’été, Discorde est une parfaite introducti­on pour qui souhaitera­it entrer dans l’oeuvre intense et abrupte du grand « laboureur de la langue » : se déployant selon un ordre chronologi­que, le recueil traverse l’existence entière du poète, du lyrisme touffu de sa jeunesse (Cendrier du voyage) jusqu’à l’épure déchirante des derniers vers, composés dans l’angoissé voisinage de la mort où « rien n’écrit ».

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