Vers à soi
Discorde rassemble les textes – jusqu’alors dispersés – du poète Jacques Dupin. Sublime!
Comment parler de poésie en des temps si dramatiquement antipoétiques ? Comment évoquer les poètes alors qu’ils ne sont pas – ou si peu – lus ? « Absente, la poésie l’a toujours été. L’absence est son lieu, son séjour, son lot », écrit Jacques Dupin (1927-2012) dans Eclisse, texte magnifique dans lequel il s’interroge sur la patente et nécessaire marginalité de la parole poétique dans l’espace public. « Irra - diation dans le corps obscur », « déflagration invisible », la poésie ne peut avoir lieu que « dans le sous-sol de la langue » , « éconduite, égarée, perdue de vue », maintenue loin des regards, du vacarme et des lois inquisitrices du marketing. Le lecteur, cet « inconnu derrière le masque », accepte le frottement imprévisible des images, laisse s’ouvrir en lui le pas de côté, l’écart qui « nous chasse, et nous prend la gorge ».
Apre et physique, violente et audacieuse, la poésie de Jacques Dupin est l’une des plus importantes du siècle dernier. Contemporaine de Philippe Jaccottet et d’Yves Bonnefoy, elle s’imprime dans un corps à corps avec la matière, primaire et première – celle du moi, celle du corps (« je supplie/les mots de me secourir »), celle d’un paysage dévasté où émergent la roche, les eaux ruisselantes, les feuillages brillants, les mouches qui scintillent et qui crissent. Marquée par le bouleversement de la guerre (« une cascade de catastrophes »), elle est bâtie sur l’écartèlement de la tradition (« On ne peut édifier que sur des ruines »). Comme le résume François Bon, elle dit « l’acceptation d’un monde où les surfaces sont plus dures, les limites plus violentes, les mobilités plus rapides » (Ce qui gronde dans le sous-sol, 2002).
Paru au début de l’été, Discorde est une parfaite introduction pour qui souhaiterait entrer dans l’oeuvre intense et abrupte du grand « laboureur de la langue » : se déployant selon un ordre chronologique, le recueil traverse l’existence entière du poète, du lyrisme touffu de sa jeunesse (Cendrier du voyage) jusqu’à l’épure déchirante des derniers vers, composés dans l’angoissé voisinage de la mort où « rien n’écrit ».