La Vengeance du pardon
Eric-Emmanuel SCHMITT
Eric-Emmanuel Schmitt regroupe ici quatre destins peu banals au sein de quatre histoires sur le thème du pardon. Voici d’abord Les
Soeurs Barbarin (nouvelle dont Lire vous propose un extrait). Lily et Moïsette sont nées le même jour, à trente minutes d’écart, dans le village de Saint-Sorlin-en Bugey. Durant leurs quatre premières années, elles ont été comme une seule personne. Avant qu’un cadeau d’anniversaire ne brise leur union et qu’au fil du temps la cadette ne cesse de se montrer terrible avec son aînée…
Mademoiselle Butterfly met ensuite en scène William Golden. Et revient sur un pari relevé par celui-ci pendant ses vacances dans les Alpes. Quand il avait 17 ans et s’amusait avec ses copains. Qu’il avait accepté de séduire Simplette. Sans penser un instant à être aussi ému ni à des retrouvailles des années plus tard… La Vengeance du pardon a pour héroïne Elise, dont la fille a été tuée par un serial killer. Un homme qu’elle décide de visiter en prison. D’étranges rendez-vous pour elle comme pour lui. Car Elise a l’intention de l’amener dans un territoire d’humanité dont il n’a pas idée…
Enfin, Dessine-moi un avion décrit la rencontre d’une gamine de 8 ans, Daphné, et de son voisin, Werner von Breslau. Un vieux monsieur solitaire, ancien aviateur, qui répond favorablement à sa demande de lui dessiner un avion. Sans se douter que les souvenirs du passé vont peu à peu remonter à la surface…
Peut-on être réduit à un seul de ses actes ? Est- il si simple de pardonner ? C’est ce que questionne EricEmmanuel Schmitt tout au long de ses histoires aux retournements implacables. En y répondant avec la virtuosité qu’on lui connaît.
LES SOEURS BARBARIN
Si l’on imaginait le paradis terrestre sous la forme d’un village, ce serait Saint-Sorlin.
Le long des rues pavées qui dévalaient la pente douce jusqu’au fleuve, chaque façade constituait un jardin. Pendant que les glycines suspendaient leurs lampions mauves aux étages, les géraniums flambaient aux fenêtres, la vigne illuminait les rez-de-chaussée, les digitales fusaient derrière les bancs, tandis que des brins de muguet pointaient entre les pierres, compensant leur taille menue par un puissant parfum.
À qui le traversait, Saint-Sorlin-en-Bugey donnait le souvenir de n’avoir qu’une saison: le mois de mai. La fleur y abondait, vive, drue, insolente, réduisant les maisons à des supports. Sous un ciel bleu et naïf, une conspiration de roses envahissait les murs, des roses roses, dodues, épanouies, plus mûres que des fruits mûrs, vibrantes, prospères, exhibant une chair de pétales qui appelait les caresses ou les baisers, des roses noires, pudiques et empourprées, des roses rouges, sèches et sveltes, des roses jaunes aux fragrances de poivre fin, des roses orange, muettes sans odeur, des roses blanches, effarouchées, éphémères, trop vite déçues, déjà oxydées. Ici ou là, tels des sauvages venus camper en ville, de minces églantiers au feuillage grenu présentaient des boutons rubescents dont les habitants tiraient de la confiture. Bordant la margelle du lavoir, d’épais hortensias parme gratifiaient les lieux d’une respectabilité bourgeoise. De l’église Sainte-MarieMadeleine aux rives du Rhône, la végétation extravaguait à Saint-Sorlin.
Place de la Halle, cheminait Lily Barbarin, une dame âgée dont le charme s’accordait aux coquettes ruelles. Souriante, fluette, le teint délicat, le nez précis, les yeux clairs, elle offrait l’effigie de la bonté. Si SaintSorlin figurait le paradis, à coup sûr Lily incarnait la grand-mère idéale ! Bienveillante, soucieuse d’aider ses concitoyens, elle paraissait faire de la vieillesse un effacement poli mêlé d’altruisme. Pourtant, la vie aurait dû la mener à la haine, la cantonner au ressentiment. N’avait-elle pas été harcelée durant des décennies? N’avait-elle pas été dédaignée, malmenée, trahie, détestée ? Et surtout, n’allait-elle pas, le lendemain, comparaître en justice pour meurtre ?
De même que le bourg à l’aspect idyllique avait abrité son lot de rancoeurs, de jalousies, de crimes, de même sous son masque lisse et frais, la vieille dame avait côtoyé l’enfer. En avait-elle franchi les portes ? Avait-elle commis l’impardonnable ?
Son accusateur, Fabien Gerbier, l’observait depuis son atelier de cordonnerie. Massif, haut, le sourcil contracté, l’oeil noir, il abattait son marteau sur les semelles avec une violence qui visait Lily Barbarin. Malgré l’âge de la dame, sa fragilité et la présomption d’innocence, il estimait intolérable qu’elle vaquât en liberté et attirât l’indulgence de ses contemporains. C’était lui qui avait émis des soupçons, lui qui avait ébranlé les gendarmes, remué les policiers, enclenché une procédure judiciaire, lui le responsable du bracelet électronique qu’elle portait à la cheville, les autorités laxistes n’ayant pas voulu l’incarcérer avant l’audience.
Demain, Fabien Gerbier se rendrait au procès à Bourg-en-Bresse. Demain, il assisterait au spectacle de la justice en action. Demain, on saurait enfin.
Depuis des semaines, à table, les Saint-Sorlinois se plaisaient à conter aux étrangers ou aux amis de passage l’histoire de Lily Barbarin. Ou plutôt l’histoire des soeurs Barbarin, car, quoiqu’une seule survécût, on ne pouvait parler de l’une sans évoquer l’autre.
– Incroyable ! Les soeurs Barbarin virent la lumière le même jour. Si la première provoqua l’admiration, la seconde suscita l’ahurissement en surgissant entre les cuisses épuisées de sa mère une demi-heure plus tard. Personne ne l’avait prévue. À une époque où les médecins sondaient peu les flancs de leurs patientes, la naissance révélait le sexe et le nombre des enfants.
– Deux, Madame Barbarin! Voilà ce que vous nous prépariez en secret : deux filles magnifiques ! La sage-femme exultait. Souverainement semblables, analogues depuis leurs yeux azur jusqu’aux plis de leurs orteils, les soeurs Barbarin comblaient leurs parents d’orgueil. C’était déjà extraordinaire de fabriquer un bébé, mais deux, deux parfaitement identiques, cela tenait du prodige! – Quelles merveilles ! Éblouis, les adultes présents ne s’attardèrent guère sur l’impétuosité avec laquelle la seconde avait fait irruption, ni sur le vagissement d’indignation qu’elle avait poussé, comme si elle en avait voulu aux humains de ne l’avoir ni guettée ni attendue. – Comment les appellerez-vous ? Sans hésitation, les Barbarin baptisèrent « Lily » l’aînée de trente minutes, ainsi qu’ils l’avaient planifié. Pour la cadette inopinée, ils restèrent pris de court un moment. En fin de compte, puisque, s’ils avaient reçu un garçon, ils l’auraient nommé Moïse, ils proposèrent « Moïsette ».
Lily et Moïsette… Ceux qui s’étonnèrent de la disparité des vocables, le premier sonnant délicieusement, le second étrangement, n’avaient pas tort de s’inquiéter. Un prénom par défaut, voilà qui augurait mal d’un destin…
Lily et Moïsette vécurent quatre ans dans le bonheur. La famille Barbarin jouissait de leur gémellité spectaculaire et, par amusement, l’accentuait: on ne séparait jamais les fillettes, on les habillait pareillement, on les désignait comme « les jumelles ».
Avant de pratiquer la langue de la société, Lily et Moïsette parlèrent leur propre idiome, un babil liquide, articulé, qui passait de l’une à l’autre sans interruption, mixte de bourdonnements et de gazouillis, aussi clair pour elles qu’il demeurait obscur à l’entourage.
– Qu’elles s’entendent bien! s’exclamaient souvent les voisins, qui constataient qu’elles rampaient, jouaient, mangeaient, dormaient, couraient, soliloquaient de concert.
En réalité, si on les observait mieux, elles ne « s’entendaient » pas au sens habituel du terme, car, pour s’entendre – s’exprimer, écouter, répondre –, il faut être deux. Lily et Moïsette croissaient côte à côte sans avoir le sentiment de différer. De toute évidence, pendant leur aube, les soeurs ignoraient leur dualité, elles formaient une seule et même personne, une entité avec deux corps, un organisme de quatre bras, quatre jambes, quatre lèvres et deux bouches. Quand l’une commençait un geste, l’autre le finissait. Comme si un placenta invisible les unissait toujours, elles baignaient dans l’harmonie, gardées par une poche protectrice, une bulle saturée de liquide amniotique où elles évoluaient, paisibles, à température constante, toutes deux vibrant en résonance sympathique.
Quel événement creva cette poche? Quel couteau détacha les deux soeurs ?
Ce matin-là, pour l’anniversaire de leurs quatre ans, les Barbarin déposèrent un paquet bleu dans les mains de Lily, un paquet rouge dans celles de Moïsette. Enchantée, chaque fillette contempla son présent avec appétit, puis se pencha pour examiner en souriant celui de sa soeur. Moïsette se délesta du rouge et saisit le bleu qui la tentait davantage, ce que Lily accepta. Les parents intervinrent : – Non! Le bleu appartient à Lily, le rouge à Moïsette. Ils redistribuèrent les cadeaux. Quatre secondes plus tard, Moïsette, têtue, recommençait.
– Moïsette, tu ne comprends pas : le tien, c’est le rouge, pas le bleu.
Moïsette fronça les sourcils. Elle préférait la couleur bleue à la couleur rouge et ne voyait pas pourquoi on éloignait ce paquet. Elle le tira.
Une légère tape sur le poignet l’arrêta. Contrariée, elle resta bouche bée. – Allez, ouvrez vos cadeaux, les filles ! Pendant que Moïsette l’observait, Lily défit l’emballage azur et dévoila un carton contenant une poupée. Oh! firent les petites en choeur. À l’instar de son aînée, Moïsette s’extasiait devant la somptueuse créature blonde, vêtue de satin blanc, qui se tenait assise dans la boîte. – Elle est belle ! chuchota Lily. – Oh oui ! approuva Moïsette. Lily souleva délicatement le plastique, sortit la poupée et la plaça debout devant elle. Moïsette contemplait la scène en donnant l’impression d’en faire partie.
Puis Lily caressa les cheveux dorés de la poupée, geste que Moïsette encouragea. Enfin, Lily embrassa ses joues roses, ce qui empourpra Moïsette comme si elle avait reçu le baiser. – Moïsette, ton cadeau? Moïsette mit dix secondes à percevoir que ses parents s’adressaient à elle. Ils s’opiniâtrèrent : – Tu n’es pas curieuse? – J’aime la poupée. – Tu as raison: elle est très belle. – Je l’aime. – Oui, mais c’est celle de Lily. Négligeant la remarque, Moïsette tendit le bras pour que Lily lui restituât la poupée. Les parents décidèrent de sévir. – Non, Moïsette, c’est la poupée de Lily ! Ils arrachèrent à Moïsette le jouet qu’elle avait appuyé contre sa poitrine et le refourguèrent de force à Lily. – C’est la tienne: tu la gardes. Moïsette réfléchit et, quelques secondes après, ouvrit la main vers Lily qui lui rendit la poupée. Les parents s’interposèrent. La violence sourdait.
– Non, ça suffit! On ne confond plus. Lâche le cadeau de Lily. Déballe le tien.
Par réflexe devant ce ton comminatoire, Moïsette se mit à pleurer.
– Quelle tourte ! Tu reçois un cadeau et tu ne le regardes même pas. On se demande pourquoi on se fatigue autant…
Moïsette ne comprenait rien, sinon qu’elle n’avait plus le droit d’agir à sa guise. Lily se précipita pour la serrer contre elle et sanglota par contagion. Rassurée, Moïsette versa encore quelques larmes, puis envisagea la situation : sa mère lui présentait obstinément le paquet rouge.
Contrainte, le visage fermé, Moïsette déchira le papier et fit apparaître un ours superbe.
– Oh qu’il est beau, cet ours ! s’écrièrent les parents pour la stimuler. Moïsette y prêta une attention renfrognée. – Il te plaît? En se retournant vers sa soeur qui considérait la peluche avec gourmandise, elle souffla: – Oui. S’estimant quitte, elle s’empara de la poupée. L’algarade dégénéra. Excédés, les parents haussèrent la voix, Moïsette se remit à pleurer et, solidaire, Lily hurla.
– Ah non, pas toi, Lily! Tu ne vas pas l’encourager, en plus ! Ni te montrer aussi bête que Moïsette!
Les insultes fusèrent, la porte claqua, les parents disparurent, laissant les fillettes hoquetantes sur le plancher, au milieu des cadavres d’emballages.
Cet anniversaire avait entaillé l’unicité des jumelles : chacune avait nébuleusement saisi qu’elle ne se confondait pas avec l’autre. À quatre ans, elles étaient nées de nouveau, mais deux, cette fois-ci. Distinctes. Lily et Moïsette.
Pour Lily, cela constitua une information ; pour Moïsette, un deuil. Non seulement elle n’était pas sa soeur, mais elle était seule. De plus, on la traitait moins bien. Chacun de nous fut foudroyé pendant l’enfance: percevant soudain l’espace entre lui et le reste du monde, il s’est rendu compte qu’il existait à l’écart, différent, corps singulier au milieu de corps étrangers, enceinte mentale unique. Injustice de la conscience… Pour les uns, elle signifie un éblouissement, pour d’autres une déchéance. Si un rideau se lève sur le monde des premiers, une cloison mure les deuxièmes dans une prison. La solitude est un royaume dont certains voient le trône, d’autres les frontières.
Lily éprouva de la joie à explorer la nature autour d’elle ; de plus, elle y circulait dotée d’une jumelle ! Froissée, méfiante, Moïsette jugea l’univers inhospitalier et nota que la présence de sa soeur lui ôtait quelque chose, influence, dimension, prééminence… Lors de ce quatrième anniversaire, Lily avait gagné une soeur, Moïsette s’était découvert une rivale.
À partir de ce jour, les jumelles demeurèrent une aux yeux du village, mais plus aux leurs.
Par réflexe, en toute circonstance, face aux parents, aux enseignants, aux camarades, elles fusionnaient. Si leur mère butait sur une lampe cassée à son retour à la maison, les deux fillettes se repliaient. « Pas moi ! » tonitruait Lily. « Pas moi ! » ajoutait Moïsette. Inutile d’attendre, aucune n’indiquerait la coupable. Toute effraction d’une autorité dans leur espace resserrait leur complicité. Par conséquent, soit les punitions disparaissaient, soit elles s’appliquaient aux deux. Peu leur importait d’être privées de desserts, de passer plusieurs heures consignées à l’étude par la maîtresse, de ne pas être invitées chez le copain qui avait perdu ses billes après leur visite, leur couple comptait davantage que la colère ou la vindicte des étrangers. Elles faisaient bloc.
En revanche, à l’abri des regards, le bloc se craquelait. Si physiquement seul un kilo marquait une différence – rondeur qui affectait Lily –, psychologiquement les fissures se creusaient.
Lily prenait les devants. Ambassadrice des jumelles, audacieuse, à l’aise au poste d’éclaireur, elle amorçait les rencontres, les jeux, les déplacements. Puisqu’elle accostait les gens, ils s’attachaient d’abord à elle. Sa position spontanée de chef scellant des habitudes, on entendait plus souvent parler de « Lily » ou des « jumelles » que de « Moïsette », certains se contentant de dire « l’autre », beaucoup oubliant son prénom.
Sans l’idée de remettre en question cet ordre quasi naturel, Moïsette suivait son aînée mais percevait l’ombre qu’elle lui faisait. Deux ans durant, elle n’en tint jamais rigueur à sa soeur, sa soeur nécessaire, sa soeur éternelle, sa soeur dont elle avait besoin, sa soeur loin de laquelle elle se sentait incomplète ; elle accablait plutôt les adultes insoucieux, indifférents, dépourvus de mémoire. D’ailleurs, Lily abondait dans le sens de Moïsette quand cette dernière dénonçait le manque d’égards de tel ou tel, et la défendait toujours.
Comme, aux fêtes de Noël ou d’anniversaire, elles recevaient désormais des présents différents, elles avaient adopté une stratégie : elles simulaient la liesse en public puis, sitôt tranquilles, procédaient à une redistribution. Moïsette, systématiquement déçue par ses cadeaux, exigeait de s’approprier ceux de Lily. Lily les lui offrait sans hésiter, ne s’offusquant même pas quand Moïsette refusait ensuite de les lui prêter.
Vers sept ans, l’école primaire fêla leur union. Moïsette, plus lente, moins précise que sa soeur, peinait à apprendre. Les maîtresses le signalèrent aux parents. De cet entretien, Moïsette tira une rage noire. Son rythme d’études, conforme au dernier tiers de la classe, pas pire que ses camarades, n’aurait attiré l’attention de personne si elle n’avait pas été flanquée d’une soeur brillante. Élève normale, elle devenait médiocre parce qu’on la mesurait à Lily ! Elle lui en voulut d’imposer cette comparaison, la maudit silencieusement d’être plus douée et s’accoutuma à rejeter la faute sur Lily quand elle récoltait une mauvaise note.
Vers dix ans arriva l’inéluctable : une institutrice proposa de séparer les jumelles pour placer chacune dans une classe de son niveau. Face à la famille, l’enseignante eut beau vanter les mérites de la différence, promettre un meilleur épanouissement, chanter l’efficience d’une formule individuelle, Moïsette baissa la tête et contempla Lily avec répulsion.
À partir de ce moment, elle saccagea régulièrement la chambre de son aînée, abîma ses livres, cassa ses crayons, détruisit ses dessins, troua ses vêtements. Mais Lily rangeait, réparait sans mot dire, protégeant sa cadette. Il ne lui venait pas à l’esprit de la critiquer, convaincue qu’on prenait Moïsette en faible considération.
Calme, réfléchie, Lily empêchait qu’on démasquât les mesquineries de sa soeur. Quand elle pâtissait trop de son agressivité, elle faisait preuve d’un sang-froid astucieux. Ainsi, le jour de leur communion, parce qu’elle tenait aux objets qu’elle avait demandés, elle se rendit tôt à la table où l’on avait déposé les présents, inversa les étiquettes et put donc, le soir même, dans l’intimité de la nuit, lorsque Moïsette échangea leurs cadeaux, récupérer ceux qu’elle avait désirés.
Au cours de leur douzième année, l’équilibre se modifia.