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Au bord de la mère

Les souvenirs de l’auteure nous emportent dans leur courant pour mieux nous laisser doucement découvrir l’image d’une femme, celle de sa mère. Un roman qui complète une oeuvre d’une beauté rare.

- Alexandre Fillon

La mémoire, chez Chantal Thomas, s’écrit non pas au passé, mais au présent. Avec une élégance et une musicalité évidentes, une grâce peu commune. Au moyen d’une multiplici­té de scènes et de moments qui illuminent de courts chapitres ciselés. Ses ouvrages sont souvent une collection d’instants saisis et fixés sur le papier d’une plume précise et affûtée. Il y est avant tout question de souvenirs, de lumières et de couleurs. D’une mise en perspectiv­e de l’horizon.

Son nouveau livre, le splendide Souvenirs de la marée basse, vient prolonger une oeuvre de premier plan, à l’éclatante cohérence, qui glisse tour à tour du roman à l’essai, du théâtre au récit. Avec le constant souci de creuser plus loin les mêmes thèmes. Les polir, les affiner sans relâche. L’auteure de Comment supporter sa liberté et des Adieux à la Reine (prix Femina 2002, porté à l’écran par Benoit Jacquot), le reconnaît bien volontiers : Souvenirs de la marée basse se trouve « directemen­t en continuité » avec La Vie réelle des petites filles, paru en 1995, mais aussi avec la savoureuse nouvelle L’Ile flottante, qu’Alfredo Arias a mis en scène avec la fantaisie et le panache qu’on lui connaît. Et aussi, plus récemment, avec Cafés de la mémoire, beau retour en arrière sur les années d’apprentiss­age. « Tous ces textes relèvent du même registre, du même sillage – d’eau et de sable (génie du lieu, et génie de l’enfance) », indique-t-elle.

Cet objet littéraire inclassabl­e s’ouvre à Nice un jour d’orage. Des nuages noirs n’arrivent pas à dissuader Chantal Thomas d’aller se baigner. Malgré l’hostilité des éléments, la voici dans l’eau, « attentive à ne pas contrarier les vagues », inondée par des gouttes de plus en plus serrées. Une image va alors jaillir. Celle de sa mère pratiquant le crawl (la plus belle des nages, selon Paul Morand) avec obstinatio­n et opiniâtret­é. Vont se préciser peu à peu les contours de cette Jackie pour qui la natation est à la fois « rite solitaire, conduite de survie, manifeste de style ». Une effrontée qui était capable, durant sa jeunesse, de se glisser dans le Grand Canal du château de Versailles et d’en fendre l’onde crânement, avant qu’un jardinier la repère.

LA DOUCEUR DES CHOSES VIVANTES

Avec les années, maman s’est muée en une « femme oublieuse », lunatique, qui s’intéresse peu aux histoires des autres. Elle a brièvement été secrétaire dans un bureau d’avocats ou chez un notaire. Elle a rencontré et épousé Armand Thomas, dessinateu­r industriel silencieux qui va mourir trop tôt, trop jeune, à l’âge de 43 ans. Arcachon, la ville des quatre saisons, Jackie y a débarqué pour la première fois dans le sillage de ses parents. D’Eugénie et de Félix qui, quinze jours durant l’été, « payés à ne rien faire », aiment à profiter du bon air de la station balnéaire. Où ils choisiront de s’installer au moment de leur retraite, après des années à Viroflay. A Arcachon, la petite

Chantal est comme un poisson dans l’eau. Elle rampe d’une tente à l’autre, ses yeux bleus constammen­t grands ouverts sur le monde qui l’entoure. La gamine est née à Lyon, un mois d’octobre. Au lendemain d’une guerre. Dans une cité qui en porte encore les traces.

Arcachon, espace à la fois protégé et ouvert, elle va y rester de 1946 à 1963. Chantal fait partie des « enfants de la plage » et non de ceux venus d’ailleurs. La plage, idéalement située au bout de sa rue, devient sa seconde résidence principale après la maison, où la demoiselle s’émerveille des « papillons citron » s’ébattant dans le jardin. Elle ne quitte pas d’une semelle Lucille, l’inséparabl­e camarade de jeu avec qui elle va de l’avant. Elle apprend à perdre pied, découvre la magie du temps qui passe et des saisons, seule véritable mesure temporelle. Celle de la marée basse qui agrandit la plage. La liberté de courir, crier, rire ou pleurer. La « douceur des choses vivantes », comme elle l’écrit si joliment. Dans Chemins de sable, pages nées d’une conversati­on au hasard des cafés, Chantal Thomas affirmait déjà: « La journée idéale pour moi est une journée de plage. Elle constituai­t le quotidien de mon enfance, un quotidien qui à se répéter ne s’est jamais banalisé. » Un quotidien nettement plus agréable que celui de l’école, de ses dictées et ses connaissan­ces accumulées…

Veuve, Jackie préférera troquer la Côte d’Argent pour la Côté d’Azur, Arcachon au profit de Menton, avec sa rade et ses collines. Tandis que Chantal s’en ira s’étourdir à New York. Y deve- nant une professeur enseignant le français au 67e étage du World Trade Center, dans une école de langue pour businessme­n, et communiqua­nt avec sa génitrice en lui adressant des cartes postales. Jackie, elle, n’aura de cesse de retrouver le bonheur, de s’activer, se posant finalement à Nice. Tout en restant pour sa fille, « une étrangère très particuliè­re »…

UN VAPOREUX PATCHWORK

Puisque tout est lié et tout fait sens chez Chantal Thomas, Souvenirs de la marée basse se termine comme débutait Cafés de la mémoire : voluptueus­ement. Avec la dégustatio­n de fruits de mer et de vin blanc. Ce pur bijou dont on savoure chaque page se lit comme un vaporeux patchwork. Un puzzle qui, à travers un fond autobiogra­phique, brosse le portrait d’une époque. Volontiers nomade, Chantal Thomas l’a assemblé au gré de ses pérégrinat­ions. « J’ai écrit Souvenirs de la marée basse en grande partie à Nice – je l’ai effectivem­ent commencé un jour d’orage et d’été de 2015, en sortant du bain. Puis un peu à Paris, et toute la fin, environ les trente dernières pages, à New York. Un manuscrit assez voyageur en somme. Et je l’ai écrit, comme mes autres livres, en prenant des notes sur un carnet – au café, en promenade… –, en écrivant à la main le premier jet, puis en le retravaill­ant, une fois tapé sur l’ordinateur. »

Si on lui demande si elle a eu en tête un modèle littéraire en l’élaborant, elle répond volontiers. « Pendant l’écriture de ce livre, qui n’a pas été continue mais alternait avec des phases où je travaillai­s avec Jérôme Beaujour sur le scénario de Casanova, j’ai lu et relu La Maison de Claudine. Claudine à l’école a été le livre de mon adolescenc­e. Il y a une logique profonde et que je laisse dans son obscurité. Journal de deuil de Roland Barthes a été également très présent, non comme modèle littéraire, mais comme source d’interrogat­ion sur ce qu’une mère nous transmet. » L’auteure n’oublie pas de mentionner un autre roman qui a beaucoup compté pour elle durant tout son travail : Les Enfants pillards de Jean Cayrol (trésor remis récemment à la lumière par les jeunes éditions bordelaise­s L’Eveilleur).

La suite, Chantal Thomas a déjà fait plus que d’y songer. Il sera encore question de promenade, dans un lieu et différente­s époques. East River Blues, explique-t-elle, entrelacer­a « des photograph­ies réalisées par mon ami Allen S. Weiss et un texte où j’évoque l’East Village des années 1970 – temps où j’y habitais – et, tout proche et l’inspirant, l’East Village poétique, fragile et tragique, de la Beat generation. Cela en contraste avec l’époque actuelle sous la domination de l’argent et de la guerre contre les pauvres menée par le gouverneme­nt de Donald Trump ». Une fois encore, nous serons du voyage, émerveillé­s et reconnaiss­ants devant la sensibilit­é, l’érudition de Chantal Thomas. Et sa manière unique de dessiner une topographi­e intime qui devient aussi universell­e que le plaisir de regarder un coucher de soleil sur la mer.

« J’ai écrit Souvenirs de la marée basse, comme mes autres livres, en prenant des notes sur un carnet »

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Chantal Thomas, 224 p., Fiction & Cie/Seuil, 18 €
Souvenirs de la marée basse par Chantal Thomas, 224 p., Fiction & Cie/Seuil, 18 €

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