La mort devant soi
Le portrait bouleversant d’une femme abandonnée de tous et mère de trois enfants, qui se débat pour simplement survivre.
Jean-Luc Seigle sait parler des femmes, et celles-ci le lui rendent bien. En 2015, dans Je vous écris dans le noir, il se glissait magnifiquement dans la peau de Pauline Dubuisson, cette mystérieuse jeune bourgeoise connue pour avoir, à l’âge de 24 ans, tué son ex-petit ami d’un coup de pistolet. Deux ans plus tard, retour à la pure fiction et changement de classe sociale. En deux cents pages fulgurantes, le romancier et scénariste (Prix RTL- Lire 2015 pour En vieillissant, les hommes pleurent) brosse le poignant portrait d’une femme isolée, radicalement oubliée. Une sublime laissée-pour-compte qui, par la force des mots et de l’aura intérieure, sera extirpée de l’assourdissante misère de la France d’en bas.
Reine vit dans un petit pavillon du nord de la France, seule avec ses trois enfants. Son mari l’a quittée pour une autre, du jour au lendemain. Sans argent, sans emploi, sans ressource aucune, la voilà forcée de mendier de l’aide pour trouver de quoi nourrir ses trois petits. Abandonnée à elle-même, elle en vient à envisager le pire pour mettre fin à sa torture. Fragile, fébrile, Reine a une vie intérieure riche: pour résister à une réalité trop éprouvante, elle invente des poèmes, récite des listes de mots bricolées avec un bric-à-brac de bouts de vie et de souvenirs d’enfance. Elle est un peu étrange, la Reine. Qu’importe. Ses poèmes domestiques sont des boucliers contre la dislocation et la folie.
Le salut vient grâce à une mobylette trouvée dans son jardin. Elle lui offre la liberté et bientôt un travail de thanatopracteur. Sur son bolide, Reine reprend goût aux choses, trouve enfin un équilibre. Sur une aire d’autoroute, elle rencontre un homme. Il s’appelle Jorgen et avec lui il va s’agir de « donner une forme précise au bonheur ».
Avec une remarquable modestie de moyens et de coeur, Jean-Luc Seigle observe son héroïne avec une justesse, une puissance, une délicatesse bouleversante. Sans jamais la réduire ni tenter de l’expliquer, il réussit à donner à sentir son énergie vitale. Affaiblie par l’oppression et l’humiliation sociale, elle reste une force digne, toujours prête à renaître et à se régénérer. Car Reine est sur le fil, sans cesse au bord de l’implosion. Offrant un instant de lumière à celle qui n’a rien, Femme à la mobylette est une fulgurance, un crépitement, une étincelle au coin d’une route goudronnée. Estelle Lenartowicz