La vie du rail
Salué par le National Book Award 2016 et le prix Pulitzer 2017, Underground Railroad de l’auteur new-yorkais est une grande fresque américaine mêlant l’histoire de l’esclavage à celle du chemin de fer. Une oeuvre puissante.
Dans l’Histoire américaine, ce qu’on appelle « Underground Railroad » n’est ni un train ni un métro, mais une allégorie : formé début XIXe, c’était un réseau de routes clandestines et un maillage de points de rencontre et de planques, par lequel des esclaves fuyaient les plantations. Quand vint la révo - lution industrielle au milieu du siècle, le chemin de fer devint une réalité, et quelques gares servirent de repères à ces réseaux de la liberté. Selon les chiffres officiels, ce sont ainsi trente mille personnes qui se sont échappées entre 1820 et 1860. L’« Underground Railroad » est donc au coeur de la culture américaine. En 2016, il fit l’objet d’une série événement, Underground, réalisée par Anthony Hemingway, que le couple Obama avait voulu voir en projection privée à la MaisonBlanche. Quelques grands romans avaient évoqué le sujet, parmi lesquels Beloved de Toni Morrison et Le Monde connu de Edward P. Jones – deux ouvrages récompensés par le prix Pulitzer. Grande cause, grands livres, grandes conséquences : paru il y a un an en langue anglaise, Underground Railroad, sixième roman de Colson Whitehead, reçut lui aussi le Pulitzer au printemps dernier, quelques mois à peine après avoir reçu le National Book Award. En France, il est un des grands coups de cette rentrée. Certains découvriront l’auteur : il s’agit là de son plus grand livre. Pour d’autres, c’est une confirmation.
New-Yorkais de toujours ( il y est né en 1969 et y vit encore), Whitehead fut pendant dix ans chroniqueur « pop culture » pour l’hebdomadaire The Village Voice. Une expérience qu’il revendique sans fard comme une formation : « J’adorais les histoires de superhéros, de X-Menà Superman ou Avengers. Puis j’ai découvert Stephen King et me suis plongé dans les films d’horreur et la science-fiction. » Ses romans précédents, traduits chez Gallimard entre 2003 et 2014, ont ainsi abordé de nombreux genres. On se souvient ainsi d’une parabole kafkaïenne mettant en scène des inspecteurs des ascenseurs (L’Intuitionniste), d’un portrait d’une immense figure de la culture noire américaine (Ballades pour John Henry) et d’une fiction expérimentale sur le langage et la dictature du marketing (Apex). Ajoutons un récit d’apprentissage sur fond de mélancolie des années 1980 (Sag Harbor), un pur roman de zombies (Zone 1) et on aura une idée de la polyvalence de Colson Whitehead, toujours prêt à relever un challenge. « Mon prochain roman – une non- fiction – se déroule dans l’univers des grands tournois de poker » , ajoute-t-il. « Chaque livre doit être pour moi un nouveau défi. » A cette oeuvre qui dessine une saisissante méditation sur l’âme américaine, les ressorts de la pop culture, et les cauchemars enfouis, Underground Railroad apporte une réflexion sur les fondements du racisme aux Etats- Unis et sur la place de l’homme noir dans la société.
« Enfant, en entendant parler du chemin de fer clandestin, j’imaginais que c’était un vrai chemin de fer »
Voici le périple d’une jeune esclave, Cora, qui s’évade d’une plantation de Géorgie. Remontant de la Caroline du Sud à l’Indiana, en passant par le Tennessee, l’Oklahoma et même New York, elle est traquée par un impitoyable chasseur d’esclaves. Du chemin de fer clandestin, Whitehead a choisi de faire un véritable réseau ferré, avec ses gares, ses locomotives, ses tunnels. Réaliste, le roman prend une direction féerique: les rails s’étirent parfois dans l’obscurité d’improbables galeries souterraines, chaque étape révèle un Etat où les citoyens d’un pays encore neuf ont des conceptions différentes de la race ou de la liberté. Récit de liberté et galerie de personnages marquants, l’ensemble devient une épopée mythologique, une version américaine des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift (influence revendiquée par l’auteur), ainsi qu’une contre-Histoire rappelant Le Chant de Salomon de Toni Morrison.
UNE FICTION DOCUMENTÉE
Pour la dimension réaliste, l’écrivain s’est appuyé sur les « grands classiques du genre » : Passages to Freedom: The Underground Railroad in History and Memory de David W. Blight et Bound for Canaan: The Underground Railroad and the War for the Soul of America de Fergus M. Bordewich. Mais avant tout sur « ces récits qui ont été récoltés par l’administration Franklin Roosevelt pendant la Grande Dépression. Ces années-là, on a mis les écrivains au travail, et il y a eu beaucoup de témoignages de Noirs, qui avaient entre 60 et 70 ans à l’époque, et qui étaient encore enfants aux temps de l’esclavage, ils ont pu raconter énormément de choses. On trouve ces textes en ligne, ou à la bibliothèque du Congrès ». La dimension féerique, elle, est personnelle : « Voilà plus de quinze ans que j’avais cette idée. Enfant, en entendant parler du chemin de fer clandestin, j’imaginais que c’était un vrai chemin de fer. Le fait de transformer cette métaphore en quelque chose de réel me permettait d’avoir plusieurs mondes alternatifs, qui étaient autant de visions et de réflexions transversales: les races, l’eugénisme, les expérimentations médicales… »
Dans l’Amérique post-Obama, Underground Railroad est un pavé de forte intensité. Dans le monde d’aujourd’hui, c’est un roman politique, porté par une haute idée des idées. Un envoûtement. Colson Whitehead est entré tout simplement dans la grande Histoire.