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La reine des damnés

Au moment où La Servante écarlate devient une série TV culte, la Canadienne publie un nouveau chef-d’oeuvre: C’est le coeur qui lâche en dernier. Portrait d’une grande dame de la SF.

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Prédire l’avenir grâce au passé, faire l’actualité avec des romans publiés il y a trente ans : à 77 ans, Margaret Atwood, écrivaine canadienne régulièrem­ent pressentie pour le Nobel, n’a pas fini de nous surprendre. Son enfance ressemble aux contes de Grimm qu’elle affectionn­e. Elevée dans une forêt au nord du Canada, dans une cabane sans électricit­é, par un père entomologi­ste et une mère nutritionn­iste, elle a commencé à écrire à 6 ans, puis a enquêté sur une aïeule accusée de sorcelleri­e au XVIIe siècle, avant d’entamer une thèse à Harvard sur les romans gothiques du XIXe siècle. Un univers qui imprègne son oeuvre, à commencer par Faire surface, son premier roman publié en France, retour à la terre d’une jeune femme en quête de ses origines. Surnommée à ses débuts la « Sagan des neiges » ou l’« Antigone du MLF », à cause de ses univers presque exclusivem­ent féminins, elle est désormais la « Cassandre de Toronto ».

UNE REINE DE LA SF

La cause? Le succès du Tueur aveugle – récompensé par le Booker Prize en 2000 – et de la trilogie MaddAddam (20052014) mais surtout de La Servante écarlate, sa première dystopie, publiée en France en 1987, qui l’a imposée comme une des reines de la SF contempora­ine. Aujourd’hui une série TV culte, le roman est surtout devenu un manifeste féministe anti-Trump. Atwood y dépeint un futur proche où une dictature théologiqu­e asservit les femmes pour permettre la reproducti­on de l’espèce humaine, menacée par un environnem­ent toxique. Si ce conte inquiétant trouve un écho dans les atteintes faites aux droits des femmes aux Etats-Unis, ce sont les années passées à BerlinOues­t, en pleine guerre froide, qui l’ont convaincue que tout peut arriver. D’ailleurs, elle en fait un impératif très tôt : dans les mondes imaginaire­s qu’elle crée, rien n’est entièremen­t inventé, tout doit déjà être arrivé à un moment, quelque part. Visionnair­e, dérangeant­e, l’écrivaine prédit dans ses livres – elle en a écrit plus de soixante : romans, poèmes, essais, livres jeunesse, peu lui importe le genre! – les chemins qui pourraient mener le monde au chaos. Publié en cette rentrée, C’est le coeur qui lâche en dernier reprend les questions obsédantes de son oeuvre en imaginant une dystopie carcérale d’autant plus plau- sible qu’elle naît d’une dérive toute contempora­ine – à savoir notre besoin absolu de sécurité au mépris de nos libertés. On y suit les déboires de Stan et Charmaine, minés par la crise économique qui frappe les Etats-Unis. Le jeune couple vit dans une voiture, sous la menace de hordes de pillards aux allures de zombies. Dans cet univers postapocal­yptique, l’argent est vu comme l’unique salut. Un juteux trafic de sang de bébé excite les plus démunis. Inimaginab­le? « Tu peux être sûr qu’il y en a qui acceptent, s’était dit Stan. Tant qu’il y a du fric à se faire. » Jouets de leur désir limité, Stan et Charmaine adhérent au programme Consilienc­e: prisonnier un mois, employé de la ville le mois suivant. Quand ils sont en prison, leurs « Alternants » occupent leur maison au décor années 1950, qui leur évoque « la décennie du bonheur ». Un job, un toit, bref « une vie digne d’être vécue » contre leur liberté: c’est le deal que leur vend Ed, le patron du lieu, qui argue que les libertés individuel­les n’ont jamais nourri personne.

UNE PLUME VISIONNAIR­E

Jusqu’où peut-on aller pour garantir sa sécurité ? Les clefs du roman d’anticipati­on sociale semblent être données. C’est sans compter l’imaginatio­n foisonnant­e de la romancière, qui démultipli­e son intrigue au moyen de rebondisse­ments aussi terrifiant­s que drolatique­s : le livre se fait comédie de boulevard quand les héros ont une liaison avec leurs « Alternants » , roman d’évasion burlesque qui implique des sosies d’Elvis ou encore roman « gothique bionique » avec trafic d’organes et de robots sexuels. On ne sait si l’on doit rire ou pleurer tant rien n’échappe à l’acuité de la romancière – ni le capitalism­e et son exigence de rentabilit­é, ni le nombrilism­e et le défaut d’humanité que masquent le culte de la perfection et de la performanc­e sexuelle. Margaret Atwood est-elle, donc, une Cassandre ? On le saura dans cent ans. En 2015, elle a remis le manuscrit de son livre Scribbler Moon au projet « bibliothèq­ue du futur » de l’artiste Katie Paterson. Il sera publié en 2114. Gladys Marivat

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 ??  ?? C’est le coeur qui lâche en dernier (The Heart Goes Last) par Margaret Atwood, traduit de l’anglais (Canada) par Michèle AlbaretMaa­tsch, 450 p., Robert Laffont, 22
C’est le coeur qui lâche en dernier (The Heart Goes Last) par Margaret Atwood, traduit de l’anglais (Canada) par Michèle AlbaretMaa­tsch, 450 p., Robert Laffont, 22

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