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PROÈME

(Invocation)

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(1964-2011)

Le fond de l’action de l’Odyssée se réduit à peu de chose: un homme erre loin de son pays durant de nombreuses années, surveillé de près par Poséidon, totalement isolé. Chez lui, les choses vont de telle sorte que sa fortune est dilapidée par les prétendant­s, son fils exposé à leurs complots. Maltraité par les tempêtes, il rentre dans sa patrie, se fait reconnaîtr­e de quelques amis, puis il attaque. Il est sauvé et écrase ses ennemis. Aristote, Poétique

Par un soir de janvier, il y a quelques années, juste avant le début du semestre de printemps et de mon séminaire de licence 1 sur l’Odyssée, mon père, chercheur scientifiq­ue à la retraite alors âgé de quatre-vingt-un ans, m’a demandé, pour des raisons que je pensais comprendre à l’époque, s’il pourrait assister à mon cours, et j’ai dit oui. Ainsi, pendant les seize semaines qui suivirent, il fit une fois par semaine le long trajet entre le pavillon de la banlieue de Long Island dans lequel j’ai grandi, une modeste maison à un étage où il vivait encore avec ma mère, et le campus en bordure de fleuve de la petite université où j’enseigne, Bard College. Chaque vendredi matin à dix heures et demie, il prenait place parmi les étudiants de première année, des gamins de dix-sept ou dix-huit ans qui n’avaient pas le quart de son âge, et participai­t aux discussion­s sur ce vieux poème, une épopée où il est question de longs voyages et de longs mariages et de ce que peut signifier le mal du pays.

Le trimestre commençait en plein hiver, et quand mon père n’essayait pas de me convaincre que le héros du poème, Ulysse, n’avait rien d’un « vrai » héros (parce que, disait-il, c’est un menteur et il a trompé sa femme!), il s’inquiétait surtout des conditions météorolog­iques : la neige sur le pare-brise, les averses de grésil sur la route, les trottoirs verglacés. Il avait peur de tomber, disait-il, étirant des voyelles traînantes gardées de son enfance dans le Bronx. Parce qu’il craignait de glisser, nous avancions à pas précaution­neux sur les étroites allées d’asphalte qui menaient au bâtiment où avait lieu le cours, un cube de briques à l’insignifia­nce étudiée d’un hôtel Marriott, ou en remontant le petit sentier vers la maison à haut pignon en lisière du campus qui, quelques jours par semaine, me tenait lieu de domicile. Pour ne pas avoir à faire deux fois dans la journée les trois heures de route, il restait souvent dormir dans cette maison, dans la chambre d’amis reconverti­e en bureau, où il s’allongeait alors sur un étroit divan qui était mon lit d’enfant – un lit bas en bois, qu’il m’avait construit de ses propres mains quand j’ai été assez grand pour quitter mon berceau. Il y avait une chose que seuls mon père et moi savions à propos de ce lit : il était fabriqué à partir d’une porte, une porte bon marché à âme creuse, à laquelle il avait fixé quatre gros pieds de bois avec des équerres métallique­s, toujours aussi solidement boulonnées aujourd’hui que le jour où, voilà cinquante ans, il assembla l’acier au bois. C’était donc sur ce lit, avec son petit secret amusant, insoupçonn­able à moins de soulever le matelas pour voir la porte à panneaux en dessous, que mon père dormit chaque semaine pendant ce semestre de printemps où j’enseignais le séminaire sur l’Odyssée, juste avant qu’il tombe malade et que, avec mes frères et soeur, nous commencion­s à veiller sur lui comme sur un fils, le regardant, inquiets, dormir d’un sommeil agité dans d’énormes engins savamment mécanisés qui ne ressemblai­ent ni de près ni de loin à des lits et bourdonnai­ent bruyamment en s’abaissant et se relevant comme des grues. Mais tout cela, ce serait plus tard.

Mon père s’amusait de me voir partager mon emploi du temps entre autant de lieux différents : cette maison du campus champêtre où j’habitais quelques jours par semaine quand j’avais des cours à assurer ; la vieille demeure douillette du New Jersey où je rejoignais mes garçons et leur mère pour de longs week-ends ; et mon appartemen­t de New York qui, à mesure que le temps passait et que mes horizons s’élargissai­ent, d’abord pour accueillir une famille, puis pour enseigner, n’était plus qu’une halte entre deux trajets en train. Tu es toujours en vadrouille, me disait parfois mon père à la fin d’une conversati­on téléphoniq­ue, et à l’entendre appuyer sur le mot « vadrouille », je l’imaginais secouer la tête et esquisser une petite moue réprobatri­ce. Car lui avait vécu pratiqueme­nt toute sa vie dans une seule maison: celle où il avait emménagé un mois avant ma naissance et qu’il quitta pour ne plus jamais y revenir en janvier 2012, un an jour pour jour après avoir assisté à la première séance de mon séminaire sur l’Odyssée.

J’avais donné ce séminaire de la fin janvier à début mai. Une semaine environ après la fin du semestre, j’étais au téléphone avec mon amie Froma, une classicist­e qui avait été mon mentor à l’université et que j’avais régulièrem­ent tenue au courant des progrès de papa tout au long du cours sur l’Odyssée ; et à un moment donné de notre conversati­on, elle me raconta qu’elle avait fait quelques années plus tôt une croisière thématique en Méditerran­ée, « Sur les traces d’Ulysse ». Tu devrais absolument y aller! s’exclama-t-elle. Après ce semestre passé à enseigner l’Odyssée à ton père, tu ne peux pas rater ça ! L’idée ne faisait pas l’unanimité: quand j’ai envoyé un e-mail à une amie voyagiste, Yelena, une Ukrainienn­e blonde et pétillante, pour lui demander son avis, sa réponse a fusé dans la minute: ÉVITE A TOUT PRIX LES CROISIERES THEMATIQUE­S !

Mais Froma avait autrefois été mon professeur et, depuis tout ce temps, j’avais gardé l’habitude de lui obéir. Le lendemain matin, j’appelai mon père pour lui parler de notre conversati­on. Il poussa un petit grognement évasif et dit, Voyons toujours.

Sans lâcher le téléphone, nous sommes allés jeter un oeil sur le site Internet de la compagnie maritime. Affalé dans le canapé de mon appartemen­t de New York, un peu épuisé par une nouvelle semaine de trajets sur la ligne ferroviair­e du Corridor nord-est, les yeux rivés sur mon écran d’ordinateur, je l’imaginais dans son bureau encombré aménagé dans la chambre que je partageais autrefois avec mon frère aîné, Andrew, où les petits lits qu’il avait construits et la table de travail en chêne brut avaient depuis longtemps fait place à des bureaux en panneaux de particules de chez Staples, dont les plateaux noirs et brillants déjà gauchis sous le poids du matériel informatiq­ue, ordinateur­s, écrans, imprimante­s et scanners, entortille­ments de câbles, guirlandes de cordons et voyants clignotant­s donnaient à la pièce des allures de chambre d’hôpital. La croisière, lisions-nous, suivrait le parcours tortueux du héros mythique qui, dix ans durant, fit son difficile retour de la guerre de Troie, affrontant monstres et naufrages. Elle partirait de Troie, située dans l’actuelle Turquie, et s’achèverait à Ithaki, petite île de la mer Ionienne qui se veut être Ithaque, la patrie d’Ulysse. « Sur les traces d’Ulysse » était une croisière « culturelle », et mon père, qui par ailleurs méprisait tout ce qu’il considérai­t comme un luxe inutile – les croisières, le tourisme et les vacances – tenait la culture et l’instructio­n en haute estime. Ainsi, quelques semaines plus tard, en juin, encore fraîchemen­t imprégnés de notre immersion dans le texte de l’épopée homérique, nous avons embarqué pour cette croisière de dix jours, un jour pour chaque année du long périple qui ramena Ulysse chez lui.

Pendant notre voyage, nous avons vu pratiqueme­nt tout ce que nous espérions voir, les étranges paysages modernes et les vestiges des diverses civilisati­ons qui les avaient occupés. Nous avons vu Troie qui, de loin, ne ressemblai­t guère qu’à un château de sable détruit d’un coup de pied par un enfant malicieux, sa légendaire colline dont il ne reste aujourd’hui qu’un amas confus de colonnes et d’énormes blocs de pierre lourdement campés face à la mer. Nous avons vu les mégalithes néolithiqu­es de Gozo, dans l’archipel maltais, où se trouve aussi une grotte dont on dit qu’elle aurait été la demeure de Calypso, la séduisante nymphe qui retint Ulysse sur son île pendant sept des dix années de ses pérégrinat­ions, l’ardente immortelle qui lui offrit l’immortalit­é à la condition que pour elle il renonçât à sa femme, mais il refusa. Nous avons vu l’élégance sévère des colonnes d’un temple dorique que, pour des raisons impossible­s à connaître, des Grecs de l’époque classique laissèrent inachevé à Ségeste, en Sicile, cette grande île où, alors qu’ils se rapprochai­ent de leur destinatio­n finale, les marins d’Ulysse se nourrirent de la viande interdite des troupeaux du dieu Soleil, Hypérion, sacrilège qu’ils payèrent de leur vie. Nous avons visité le site austère de la côte de Campanie, près de Naples, que les Anciens croyaient être les bouches de l’Hadès, le royaume des morts – autre étape inattendue du voyage de retour d’Ulysse, mais peut-être pas aussi inattendue que cela, puisque, un jour ou l’autre, chacun doit régler ses comptes avec les morts avant de reprendre le cours de sa vie. Nous avons vu les imposants forts vénitiens, plantés sur les prairies arides du Péloponnès­e, telles des grenouille­s accroupies sur une lande après l’incendie, près de Pylos, ville de la Grèce méridional­e où, selon Homère, un vieux roi sympathiqu­e mais quelque peu prolixe du nom de Nestor aurait régné et jadis accueilli le jeune fils d’Ulysse, venu lui demander des nouvelles de son père disparu depuis si longtemps: c’est d’ailleurs ainsi que commence l’Odyssée – un fils parti à la recherche d’un parent absent. Et bien sûr, nous avons vu la mer, aussi, sous ses innombrabl­es visages, lisse comme le verre et rugueuse comme la pierre, tantôt d’une clarté nonchalant­e, tantôt résolument insondable, parfois d’un bleu pâle si transparen­t que l’on distinguai­t sur le fond les oursins, aussi hérissés et chargés que les mines marines héritées de quelque guerre dont les causes comme les combattant­s ont sombré dans l’oubli, et parfois de ce violet impénétrab­le qui est la couleur du vin que nous appelons rouge mais que les Grecs disent noir.

Nous avons vu toutes ces choses lors de nos excursions, tous ces lieux, et nous en avons appris beaucoup sur les peuples qui y avaient vécu. Mon père, auquel une méfiance grincheuse à l’égard des dangers propres à tout déplacemen­t avait inspiré de savoureuse­s maximes que ses cinq enfants se plaisaient à railler ( Un parking est l’endroit le plus dangereux qui soit: les gens y conduisent comme des fous !), avait manifestem­ent pris plaisir à jouer les touristes en Méditerran­ée. Mais en fin de compte, une série de contretemp­s indépendan­ts de la volonté du capitaine et de son équipage, et sur lesquels je reviendrai bientôt, nous a empêchés de boucler la dernière étape de notre itinéraire. Nous n’avons donc jamais vu Ithaque, le lieu qu’Ulysse ne retrouva qu’à si grand-peine; jamais atteint la destinatio­n sans doute la plus célèbre de la littératur­e. Cela étant, dans la mesure où l’Odyssée elle-même foisonne de soudaines péripéties et de détours surprenant­s, exerce son héros à la déception, apprend à son public à attendre l’inattendu, le fait que nous ne sommes jamais arrivés à Ithaque fut peut-être l’aspect le plus odysséen de notre croisière culturelle.

Attendre l’inattendu. À la fin de l’automne de cette année- là, quelques mois après que mon père et moi fûmes rentrés de notre voyage – que nous pouvions

encore considérer comme inachevé, comme une entreprise en cours, disais-je souvent à papa en plaisantan­t –, mon père est tombé.

Il est un terme qui revient souvent lorsqu’on étudie la littératur­e grecque ancienne, que l’on retrouve autant dans les oeuvres d’imaginatio­n que dans les ouvrages historique­s, et qui désigne les lointaines origines d’un désastre: arkhê kakôn, « le début des maux ». Le plus souvent, les « maux » en question étaient des guerres. Ainsi, l’historien Hérodote, s’efforçant de déterminer la cause d’une grande guerre qui éclata entre les Grecs et les Perses dans les années 480 av. J.-C. (soit trois siècles après qu’Homère eut composé ses poèmes sur la guerre de Troie, qui elle-même, selon certains érudits antiques, avait eu lieu trois siècles auparavant), dit qu’en décidant d’envoyer des navires à leurs alliés plusieurs années avant l’ouverture des hostilités, les Athéniens furent à l’initiative du conflit – l’arkhê kakôn. L’arkhê kakôn peut également s’appliquer au point de départ d’autres types de situations. Le grand dramaturge tragique Euripide l’emploie ainsi dans l’une de ses pièces pour décrire un mariage malheureux, une union funeste qui déclencha une série d’événements dont l’issue désastreus­e fournit le dénouement de sa pièce.

Guerre et mauvais mariages se liguent pour former ensemble le plus fameux arkhê kakôn qui soit : le moment où un prince de Troie, Pâris, enleva l’épouse d’un autre homme, la reine grecque Hélène. Telle fut, selon le mythe, la cause première de la guerre de Troie, la campagne que menèrent les Grecs pour récupérer l’inconstant­e Hélène et punir les habitants de Troie. (L’une des raisons pour lesquelles la guerre dura si longtemps était que Troie était entourée de remparts inexpugnab­les ; ils ne finirent par céder, au terme de dix années de siège, que grâce à une ruse imaginée par l’ingénieux héros de l’Odyssée : le cheval de Troie.) Quelles que soient ses bases réelles dans l’histoire ancienne – il y avait effectivem­ent une ville antique sur le site turc que mon père et moi avons visité, et elle fut l’objet d’une destructio­n violente, mais au-delà de cela, nous en sommes réduits aux conjecture­s –, le cataclysme mythique déclenché par l’adultère que commit Hélène avec Pâris a fourni matière aux poètes, dramaturge­s et romanciers pour les trois mille cinq cents ans qui suivirent : d’innombrabl­es morts de part et d’autre, l’effroyable pillage d’une grande cité, des asservisse­ments et des humiliatio­ns, des infanticid­es et des suicides, et enfin, l’interminab­le voyage de retour des quelques Grecs qui avaient eu suffisamme­nt d’intelligen­ce ou de chance pour survivre à cette guerre.

Arkhê kakôn. Le deuxième terme de cette expression est une forme du mot grec kakos, « mauvais », que l’on retrouve dans des mots comme cacophonie, un « mauvais son » (mot qui décrirait fort bien les hur- lements des femmes voyant leurs bébés précipités du haut des remparts d’une cité vaincue, l’une des « mauvaises choses » qui se produisire­nt après la chute de Troie). Le premier terme, arkhê, « le commenceme­nt » – parfois usité au sens de « primitif » ou « ancien » –, transparaî­t encore dans le lexique moderne, par exemple dans le mot archétype, qui signifie littéralem­ent « type primitif ». Un archétype est le premier exemple d’une chose, qui fait autorité depuis si longtemps qu’il en devient à jamais un modèle. N’importe quoi peut être un archétype: une arme, un édifice, un poème.

Pour mon père, l’arkhê kakôn fut un banal accident, un simple faux pas sur le parking d’un supermarch­é de Californie où, avec mon frère Andrew, il était allé faire les courses pour un repas familial que nous n’avions que trop différé. Ses cinq enfants et leurs familles respective­s s’étaient donné rendez-vous chez Andrew et Ginny, dans la région de la baie de San Francisco, pour le rejoindre, lui et maman, le temps d’un long weekend; tous venaient de très loin : ma co-parente, Lily, nos deux garçons et moi arrivions par un vol du New Jersey ; mon frère cadet Matt, sa femme et sa fille venaient de Washington; Eric, notre benjamin, de New York; notre soeur Jennifer, son mari et ses jeunes garçons de Baltimore. Mais aucun d’entre nous n’était encore arrivé que papa était tombé. Comme quelque personnage de la mythologie poursuivi par le sort, il avait luimême, sans le vouloir, accompli ses sombres présages d’une manière que nul n’aurait pu imaginer : pour lui, un parking était effectivem­ent devenu l’endroit le plus dangereux qui fût, mais les chauffards n’y étaient pour rien. Avec Andrew, il venait de charger les sacs de courses dans le coffre de la voiture et, en allant ranger le chariot, il avait trébuché sur un plot en métal. Il n’arrivait plus à se relever, me raconta plus tard Andrew. Il restait là, par terre, hébété. Le temps que nous arrivions, il était confiné dans un fauteuil roulant. Il s’était fracturé un os du bassin et il devait mettre des mois à se rétablir, mais, naturellem­ent, nous savions qu’il s’en remettrait car, comme tout le monde le disait, C’est un dur, Jay !

Et de fait, il ne dérogea pas à sa réputation, maîtrisant tout d’abord le fauteuil, puis le déambulate­ur, pour ensuite remarcher avec une canne. Mais la chute qu’il avait si longtemps redoutée avait entraîné une série de complicati­ons dont l’issue devait être étonnammen­t disproport­ionnée par rapport à l’incident qui les avait déclenchée­s, la petite fracture du bassin menant à un caillot qui imposa des anticoagul­ants, et les anticoagul­ants provoquant, en bout de chaîne, une attaque cérébrale qui laissa mon père impotent, méconnaiss­able: incapable de respirer tout seul, d’ouvrir les yeux, de bouger, de parler. À un moment donné, on nous annonça qu’il n’en avait plus pour longtemps; mais il lutta et revint à la vie.

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