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LA COURSE ET LA VIE

L’ÉCLAIRAGE D’ALAN SILLITOE

- A lire : La Solitude du coureur de fond par Alan Sillitoe (Points)

Quelques semaines après la fin des Championna­ts du monde d’athlétisme de Londres, tous les regards sont désormais tournés vers Paris : la Ville lumière sera- t- elle désignée pour accueillir les jeux Olympiques en 2024 ? Consécrati­on ultime pour les uns, catastroph­e financière pour les autres, la course est rude, et le suspense, total. Quelle que soit l’issue du combat, qu’on se rassure: la prochaine Coupe du monde de football (coup d’envoi prévu mi-juin 2018, en Russie) apportera son lot de péripéties et de rebondisse­ments aux assoiffés de compétitio­n que nous sommes. Que le sport soit devenu une affaire mondiale est une chose. Qu’il soit devenu un enjeu vital pour les participan­ts comme pour les spectateur­s en est une autre. En at-il jamais été autrement?

Pour le jeune narrateur de la nouvelle d’Alan Sillitoe La Solitude du coureur de fond, la course à pied n’est ni une partie de plaisir ni l’occasion de prouver qu’il est meilleur que les autres, mais une question de survie. Enfermé en centre de correction pour avoir volé la caisse d’une boulangeri­e, Colin Smith, issu des quartiers pauvres de Nottingham, se voit attribuer un traitement de faveur inattendu. « Dès mon arrivée au Borstal, ils ont fait de moi un coureur de fond en cross. Ça doit être parce qu’ils trouvaient que j’avais la découpure qu’il faut, parce que j’étais grand et musclé pour mon âge (et je le suis toujours). Au fond, pour vous dire le vrai, je ne m’en faisais guère pour ça, parce que, de courir, ça a tout le temps été le fort dans notre famille, surtout quand il s’agit de se défiler de la police. Moi, j’ai toujours été bon à la course, avec à la fois du sprint et de la foulée, mais le seul ennui, c’est que malgré toute ma vitesse, c’est pas ça qui m’a empêché de me faire piéger par les cognes le jour que j’ai fait la boulangeri­e. »

Pour le coureur du dimanche comme pour l’athlète de haut niveau, courir n’est jamais une activité anodine. Comme Colin Smith, on court non pour entretenir notre corps, ni pour aller quelque part, mais pour ne pas se faire prendre – par la police, par les coups du sort ou par la mort. En prison, sur un stade ou devant notre écran, nous sommes tous de passage, soumis à la même loi universell­e, qui est d’être nés sans l’avoir demandé et de mourir de manière certaine. Le coureur et le fumeur ont en commun de vouloir choisir leur mort ; en cela, ils sont tous les deux hors la loi. Quand le fumeur hausse les épaules en allumant une cigarette, le coureur s’étire les bras et accélère le pas, dans le même espoir de conjurer l’absurde en une course folle contre le temps.

C’est dire combien le sport, avant d’être une compétitio­n internatio­nale, est d’abord toujours une affaire personnell­e. Cette solitude, Alan Sillitoe la rend palpable à chaque phrase dans ce long monologue qui se lit sans reprendre son souffle. Mais il va plus loin. La course à pied offre chaque jour la possibilit­é à Colin Smith de courir hors de l’enceinte carcérale, de sentir le givre qui crisse sous ses pas et l’air hivernal s’engouffrer dans ses poumons. Quand il court, il se sent vivant et il se sait libre. Mais chacune de ses foulées est scrutée par le directeur du centre de détention, qui souhaite le voir gagner lors du championna­t qui opposera les établissem­ents de la région. Ce qui diminue sa liberté, ce ne sont pas les quatre murs de la prison, mais l’impossibil­ité de courir sans être observé. Chaque foulée est devenue un exercice de soumission envers les puissants. « C’est ça, qu’ils disent, l’entraîneme­nt idéal pour la grande journée des championna­ts, quand tous les messieurs-dames à groin de cochon – qui ne savent même pas que deux et deux font quatre et qui seraient empotés comme des manches s’ils n’avaient pas leurs esclaves pour les servir au doigt et à l’oeil – viendront nous faire de beaux discours pour nous démontrer qu’il n’y a rien comme le sport pour vous ramener dans le droit chemin et vous empêcher d’avoir les doigts qui vous démangent de taquiner les serrures de leurs boutiques et de leurs coffres-forts, ou de vider les pennies de leurs compteurs à gaz avec des épingles à cheveux. Et comme récompense, on vous donnera un bout de ruban bleu et une coupe, après que vous vous serez bien esquintés à courir ou à sauter, tout comme des canassons, avec cette différence que les canassons, eux, on les traite mieux que nous ensuite. » Colin Smith n’est pas un cheval de course. Il sait que s’il gagne, il sortira de prison. Mais il renoncerai­t du même coup à sa liberté : sa victoire lui serait immédiatem­ent dérobée par ceux qu’il représente. Il veut bien suer, mais pas pour les autres. Le sprint final s’arrête net. Il fera le choix de rester libre, c’est-à-dire en prison. Derrière les barreaux, certes, mais maître de lui-même et résolument insoumis.

« Courir, ça a tout le temps été le fort dans notre famille, surtout quand il s’agit de se défiler de la police »

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