La raison du plus fort
Une étude de la psychologie du tortionnaire, à partir d’entretiens avec le dignitaire khmer Duch. Glaçant.
Comment devient-on criminel contre l’humanité ? C’est à cette question que Françoise Sironi, enseignante en psychologie et experte auprès des tribunaux internationaux, a tenté de répondre. Et a réussi sur toute la ligne. Elle a mené des entretiens avec le tristement célèbre Duch lors de son procès. Le tortionnaire khmer rouge de haut rang dirigea le sinistre camp S-21 (évoqué par Rithy Panh au cinéma) lors du génocide. Il fut le responsable direct de la mort de dixsept mille prisonniers, dans le cadre de la révolution du Kampuchéa démocratique, l’utopie qui dévora ses propres enfants. Produit hybride d’un communisme radical et d’un nationalisme autochtone, Duch fut ce que l’auteur appelle un « homme-système », un soldat fanatique, intériorisant, sans limite, l’idéologie meurtrière. Au centre du dispositif campe l’Angkar, l’Organisation, dont les injonctions, les ordres guident hiérarques et seconds couteaux. Le camarade de Pol Pot agit pour le compte du Kampuchéa démocratique, un Cambodge ethniquement pur, badigeonné de marxisme pour hommes de main. A la lecture se déploie la biographie. D’origine chinoise, changeant de nom pour mieux se camoufler, bouddhiste converti après la révolution à un christianisme rédempteur, Duch est un homme complexe. Féru de maths, dévot de la raison, révérant stoïcisme et cynisme.
Le grand mérite de Comment devient-on tortionnaire? est d’avoir tramé, sans faiblir, une vie avec une histoire, une destinée collective: l’érection de ce Kampuchéa qui fit deux millions de victimes. Il faut saisir cette langue de mort qui se fait entendre jusqu’à la périphérie lointaine, celle des citoyens ordinaires : « L’Angkar a les yeux de l’ananas… Tu ne dois absolument rien cacher à l’Angkar… » On songe au parti nazi vociférant dans les haut-parleurs au coin des rues interdites aux juifs. Ce type de criminel politique, comme Eichmann, Barbie et tant d’autres, s’édifie sur la triade de l’absence d’empathie, de la dénégation de l’assassinat de masse, du clivage intérieur qui donne bonne conscience. « L’homme-système », figé dans une adhérence totale à l’idéologie, a accompli sa besogne: dépouiller chacun de toute individualité, de tout bien, éradiquer l’intellectualisme. Là encore, l’horreur parle: « Eteignez vos coeurs », mot d’ordre rompant avec toute compassion. A travers les pages de Françoise Sironi a mené à son terme son projet d’une psychologie géopolitique, la rencontre, solidement nouée, d’un être banal avec l’histoire tragique de son temps. A.R. A noter : un autre livre raconte une histoire comparable. Celle de Friedrich-Wilhelm Krüger, simple soldat allemand durant la Première Guerre mondiale, qui devint un assassin méticuleux de juifs en Pologne occupée quand l’histoire lui en donna l’occasion.
Krüger, un bourreau ordinaire par Nicolas Patin, Fayard, en librairie le 18 septembre.