Une histoire des forêts en littérature ...................
Depuis toujours les sous-bois attirent les écrivains dans leur antre mystérieux offrant une source intarissable d’inspirations, de fantasmagories et de récits en tout genre.
La forêt n’est pas un objet littéraire nouveau. Ainsi, la version sumérienne de l’Epopée de Gilgamesh, peut- être le document littéraire le plus ancien, raconte les exploits de Gilgamesh, roi d’Uruk et premier grand héros de la mythologie. Son combat victorieux face au monstre Humbaba, gardien de la forêt sacrée des Cèdres – dont la décapitation vaut comme métaphore de la déforestation –, symbolise l’avènement d’une civilisation qui ne peut émerger qu’en se confrontant à ce qui est d’origine sylvestre, par nature sauvage, farouche et primitif. Ce lien entre le sauvage et le sylvestre s’est d’ailleurs inscrit dans le langage lexical : « sauvage » provient du latin tardif silvaticus, « forestier ». Quant à « forêt », il dériverait de foris – « à l’extérieur » – et si, initialement, le terme désignait dans la langue juridique les domaines privés des chasses royales (privatisations qui préservèrent les forêts européennes), il confirme le caractère d’inquiétante étrangeté du monde des forêts.
LES ANTIQUES FORÊTS SACRÉES ET MAUDITES
Menaçante, barbare, ténébreuse, la forêt l’était pour les Grecs et les Latins. C’était aussi un lieu merveilleux et onirique où
se produisent des phénomènes extraordinaires. Maudite et sacrée, chtonienne et céleste (l’arbre reliant symboliquement terre et ciel), elle alimente l’imagination des poètes qui s’y réfugient aussi pour trouver le calme: « Les poètes en choeur aiment les bois et fuient le fracas des villes; ils sacrifient à Bacchus, que charment un doux repos et les frais ombrages » (Horace, Epîtres, II, 2). Pourtant c’est bien « sous les verts sapins » de leurs montagnes boisées que les bacchantes laissent libre cours à leurs délires orgiastiques (Euripide, Bacchantes, v. 38). La forêt peut s’avérer d’une aide précieuse. Ulysse construit le radeau qui va lui permettre de quitter l’île de la nymphe Calypso en s’approvisionnant dans une forêt imaginaire où « il y avait de l’aulne, du peuplier et du sapin touchant le ciel » ( L’Odyssée, V, v. 238-239). Les Latins, nourris des légendes grecques, soulignèrent les origines sylvestres de Rome. Virgile prête ainsi au roi Evandre, fondateur légendaire de la citadelle de Rome, ce propos: « ces bois avaient jadis pour habitants ceux qui en étaient issus, faunes, nymphes et une race d’hommes sortie du tronc des chênes durs, ils n’avaient ni tradition ni usages, ils ne savaient ni atteler les taureaux, ni amasser des provisions, ni ménager les biens acquis » ( Enéide, VIII, v. 315-323). Ovide, quant à lui, dans les Métamorphoses rapporte nombre de légendes où des êtres sont transformés en arbres tels la naïade Daphné en laurier ( Métamorphoses, I, v. 452-567) ou Cyparissus en Cyprès ( ibid. X, v. 106-142), et le chant d’Orphée, le citharède, fait même accourir des arbres de toutes parts ( ibid., X, v. 86-105). Une forêt en marche bien différente de celle de Birnam annonçant, dans la pièce éponyme de Shakespeare, la fin de Macbeth.
REFUGE DES OUTSIDERS ET REPAIRE DES MONSTRES
Entre la forêt antique et la forêt moderne, le folklore médiéval a peuplé la forêt d’ermites, de marginaux et de fous. De preux chevaliers errent en quête d’exploits, et parfois de rédemption, tel l’Yvain de Chrétien de Troyes, le fameux « chevalier au lion » , qui, éconduit par sa femme Laudine pour n’avoir pas pu tenir une promesse, est pris d’un accès de folie et hante nu la forêt de Brocéliande où il tue les animaux et « se repaît de la venaison toute crue […], telle une bête privée de raison » . Mais l’histoire finira bien. Dans le dernier roman de chevalerie, le Orlando furioso (1532) de l’Arioste, une autre crise de folie est rapportée. Roland, chevalier courtois, revient en paladin furieux après avoir découvert dans la forêt des paroles d’amour gravées sur un arbre par Médor, insignifiant soldat sarrasin, et Angélique, la princesse d’une Cathay imaginaire, dont il était énamouré ( inamorato). Sa folie le conduit à saccager la forêt, déracinant « sans épée, ni hache » tous les arbres. Moins sanglantes, les aventures de Lancelot ou de Tristan donnent aussi à la forêt le statut de lieu initiatique où un héros trouve dans l’épreuve une forme d’accomplissement de soi. Toute une faune bigarrée est issue des contes populaires : fées mystérieuses, farfadets, divinités inquiétantes, ogres, lutins, sorcières telle la terrible Baba Yaga des contes russes. Nombre d’écrivains ont puisé dans ce trésor. Ainsi Charles Perrault, à l’âge classique ou au siècle suivant les frères Grimm. Le Petit Poucet fait de la forêt le lieu où des parents, contraints par la famine et s’éclipsant par un fauxfuyant, se débarrassent de leurs enfants. J.R.R. Tolkien dans Le Hobbit avec sa forêt de Grand’Peur ou encore J. K. Rowling avec les créatures d’Harry Potter ont enrichi les forêts littéraires de nouveaux monstres. Mais la forêt est toujours ambivalente. Il y a la « selva oscura », point de départ de la Divine Comédie de Dante, tant lieu de perdition et de chute – « forêt féroce » où « la voie droite » s’est perdue – qu’entrée des cercles de l’Enfer, que le Poète guidé par Virgile, traverse avant de trouver aux antipodes une issue vers les terrasses du Purgatoire. C’est là, au sommet de la montagne, qu’il trouve une seconde forêt, la « selva antica » qui n’est autre que la première dénaturée mais rachetée, dans laquelle le Poète, ayant (re)trouvé la « voie droite », peut paradoxalement errer librement.
FORÊT ARRAISONNÉE
« Espace sylvicole » à exploiter ou réserve à protéger selon une rationalité technique dont l’essence consiste à
la mise à disposition de tout ce qui est, le monde moderne a désenchanté la forêt. « Le garde forestier, par exemple, qui cube dans la forêt le bois coupé et qui selon toute apparence va encore tout comme son grand-père par les mêmes chemins en forêt – aujourd’hui, […] est disposé par l’exploitation industrielle du bois, qu’il le sache ou non. Il est mis à disposition pour la disponibilité sur commande de cellulose qui est pour sa part sommée d’être livrée pour les besoins en papier qui est mis à la disposition des journaux et des magazines illustrés » , écrit Heidegger, philosophe controversé de la Forêt-Noire. Mais la forêt peut aussi être, pour le philosophe, le lieu décalé d’une expérience de la nature et de soi. C’est la leçon que tire, au milieu du XIXe siècle, l’auteur américain Henry David Thoreau : « Je m’en allais dans le bois parce que je voulais vivre sans hâte, faire face seulement aux faits essentiels de la vie, découvrir ce qu’elle avait à m’enseigner, afin de ne pas m’apercevoir, à l’heure de ma mort, que je n’avais pas vécu »
JUNGLE ET TAÏGA, FORÊT ET COLONISATION
La forêt des écrivains se mondialise avec l’expansion coloniale. Luxuriante et ténébreuse, l’homme occidental, l’homme des Lumières y vit une expérience des limites qui le confronte à la question du Mal. Au coeur des ténèbres de Joseph Conrad raconte comment Charles Marlow remonte le fleuve Congo à la recherche de Kurtz, un collecteur d’ivoire dont la compagnie est sans nouvelle, en s’enfonçant au coeur « d’une forêt impénétrable » ( p. 122) comme dans les ténèbres du coeur humain. De même la jungle « ondulant comme une mer, avec l’éclat miroitant des rivières sinueuses » , qui enserre Patusan, où Jim en quête d’expiation est devenu Lord Jim dans le roman éponyme. Dans Le Livre de la jungle de Rudyard Kipling, un couple de loups élève, tels Rémus et Romulus, le petit Mowgli (« grenouille » dans la langue de la jungle), Bagheera la panthère enseignant à l’enfant recueilli les lois intangibles de la jungle. C’est un tout autre rapport colonial qu’illustre Dersou Ouzala, le roman autobiographique et ethnographique de Vladimir Arseniev, paru à Vladivostok en 1921. Il narre l’amitié entre un officier tsariste, appelé le Capitaine, chargé d’explorer et de cartographier la taïga de la vallée de l’Oussouri entre la Russie et la Chine, et un chasseur golde, Dersou Ouzala, demi-chaman capable d’interpréter les messages des esprits de la forêt. La science sauvage du chasseur Dersou s’avère des plus utiles pour le Capitaine et ses hommes. L’anthropologie des XIXe et XXe siècles, en analysant la manière dont les peuples premiers « habitent » les forêts, a démontré que la pensée dite « sauvage » possédait une logique et un système de lecture du réel propres. L’occasion pour Claude LéviStrauss de mettre en valeur cette pensée bricoleuse, soucieuse d’équilibre entre l’homme et la nature, fort distincte de notre esprit d’ingénieur gangrenée par l’idéologie de l’efficacité comptable.
Jean Montenot