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Derrière la caisse

Marie-Hélène LAFON Jeanne Santoire, l’alter ego de la romancière, ne rate rien du quotidien des solitaires urbains.

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D’abord, on pense qu’elle a changé. Délaissant le Cantal et ses derniers habitants, Marie-Hélène Lafon s’est installée au coin d’une rue parisienne, posant son regard sur un supermarch­é de quartier, le pointant sur la caissière blonde au cou charnu, aux seins considérab­les. « J’ai l’oeil, dit la narratrice, je n’oublie à peu près rien, ce que j’ai oublié, je l’invente. » Surprise! Marie-Hélène Lafon adopte la première personne du singulier, s’autorise le conditionn­el pour plonger dans la vie de cette héroïne vaillante, une caissière avare de mots mais dont le prénom, Gordana, sonne âprement. Très vite, la romancière élargit le cercle, car voici Horacio Fortunato, un autre habitué du Franprix et de l’employée qu’il dévore des yeux. Horacio et Gordana, on dirait une chanson d’opérette, les prémisses d’une rencontre amoureuse qui n’aura jamais lieu. Quant à celle qui n’en perd pas une miette, elle s’appelle Jeanne Santoire. Un nom familier aux lecteurs de Marie-Hélène Lafon laquelle donne volontiers du Santoire, à une rivière près d’Aurillac, à un village orphelin ou à un ouvrier agricole; elle le sème dans son oeuvre tel le caillou du Petit Poucet.

Nos vies ne renie donc rien des obsessions littéraire­s de l’auteure de Joseph. La romancière choisit même d’amplifier le propos, de glisser son alter ego dans l’histoire et de lui donner sa place dans la fiction. Jeanne Santoire avec ses amours impossible­s, sa solitude de retraitée, ses souvenirs d’enfance, son père épicier, est à la fois l’écrivaine et ses personnage­s, rendant ainsi un hommage à ceux qu’elle a croisés au fil du temps et dont la mémoire est conservée dans son cahier à spirales. Gordana, Horacio, Jeanne mais aussi Madame Jaladis, la veuve du quatrième étage ou la grand-mère Lucie, tissent la toile de ces vies ordinaires qui n’ont de place ni dans la littératur­e ni dans la société. Mais tant qu’il y aura Marie-Hélène Lafon, son style pointu et généreux, le rythme majestueux et tendu de ses phrases et sa façon de décomposer la douleur de la solitude sans larmoyer, le lecteur saura que la beauté clairvoyan­te est au coeur du roman. Dans la bouche fermée de Gordana, la lenteur sérieuse d’Horacio, la mémoire infaillibl­e de Jeanne Santoire. Christine Ferniot

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Lafon, 192 p., Buchet-Chastel, 15 €
HHH Nos vies par Marie-Hélène Lafon, 192 p., Buchet-Chastel, 15 €

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