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Après l’escalier

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Un mardi de mai, l’année de ses trente-cinq ans, Rachel abattit son mari d’une balle en pleine poitrine. Il recula en titubant, l’air étrangemen­t résigné, comme s’il avait toujours su, au fond de lui, qu’elle en arriverait là.

Il paraissait également surpris. Elle aussi, supposait-elle. Sa propre mère ne l’aurait pas été. Cette dernière, qui ne s’était jamais mariée, était l’auteur d’un ouvrage devenu célèbre sur les clés d’un mariage réussi. Le titre de chaque chapitre correspond­ait aux différents paliers qu’Elizabeth Childs, titulaire d’un doctorat, avait identifiés dans toute relation née d’une attirance mutuelle. Le livre, intitulé L’Escalier, avait connu un tel succès qu’elle s’était laissé convaincre (ou plutôt, avait été contrainte) d’écrire deux suites, Remonter l’escalier et Les Paliers de l’escalier : Exercices pratiques, qui s’étaient moins bien vendues que le premier de la série.

Si elle admettait volontiers en privé que les trois tomes avaient un petit côté « psychologi­e de bazar », elle éprouvait néanmoins envers L’Escalier une tendresse teintée de mélancolie, car elle n’avait pas eu conscience, au moment où elle le rédigeait, d’en savoir si peu sur le sujet. Elle l’avait avoué à Rachel quand celle-ci avait eu dix ans. Ce même été, alors qu’elle avait déjà éclusé plusieurs de ses cocktails de l’aprèsmidi, elle lui avait confié : « Un homme n’est jamais que la somme des histoires qu’il raconte sur lui-même, dont la plupart sont des mensonges. Mais ne t’avise pas d’y regarder de trop près : si tu le démasques, ce sera humiliant pour vous deux. Il vaut mieux essayer de faire avec. »

Elle lui avait ensuite déposé un baiser sur le front. Tapoté la joue. Assuré qu’elle ne risquait rien.

Rachel avait sept ans lorsque L’Escalier avait été publié. De cette époque, elle conservait encore le souvenir des coups de téléphone incessants reçus par sa mère, de sa frénésie de voyages, de sa dépendance accrue à la cigarette et de cette aura particuliè­re de glamour, mélange d’élégance délicate et de désespoir, qui émanait d’elle. Elle se rappelait aussi avoir eu le sentiment, ou plutôt l’intuition confuse, que le succès avait rendu Elizabeth, malheureus­e depuis toujours, encore plus amère. Des années plus tard, elle en viendrait à se dire que l’argent et la gloire l’avait privée d’excuses pour justifier son mal de vivre. Sa mère, si douée pour analyser la situation de parfaits inconnus, n’avait jamais été capable d’établir un diagnostic dans son propre cas. Alors elle avait passé toute son existence à chercher des solutions à des problèmes qui n’avaient vu le jour, grandi et disparu qu’à l’intérieur des frontières de sa personnali­té. Rachel n’aurait pu le comprendre à sept ans, évidemment, ni même à dixsept ; elle savait juste que sa mère n’était pas heureuse, et qu’elle-même ne l’était pas non plus.

Quand elle tira sur son mari, elle se trouvait à bord d’un bateau dans le port de Boston. Son époux demeura encore debout un temps infinitési­mal – sept secondes ? dix? – avant de basculer par-dessus bord.

Mais, durant ces ultimes secondes, ses traits reflétèren­t toute une gamme d’émotions.

La stupeur, d’abord. Ensuite, l’auto-apitoiemen­t et la terreur. Une vulnérabil­ité si totale qu’elle effaça d’un coup trente années de sa vie et le transforma en gamin désemparé. Et la colère, bien sûr. L’indignatio­n. Une déterminat­ion soudaine et farouche, comme si, alors que le sang jaillissai­t de son coeur et coulait sur sa main plaquée dessous, il parvenait encore à se convaincre que tout irait bien. Il allait s’en remettre, il s’en sortirait. Il était solide, après tout, il avait su créer par la seule force de sa volonté tout ce qui avait de la valeur dans sa vie, il n’aurait qu’à la mobiliser de nouveau pour sortir de ce mauvais pas.

Puis, peu à peu, la certitude: Non, cette fois, il ne réussirait pas.

Il regardait Rachel droit dans les yeux quand la plus incompréhe­nsible des émotions affirma ses droits et balaya toutes les autres : L’amour. Impossible. Et pourtant… Elle ne pouvait s’y méprendre. Un amour fou, pur, plus fort que tout, qui irradiait tel le sang sur sa chemise.

Il articula les mots en silence, comme il le faisait souvent quand ils étaient séparés par la foule dans une salle bondée : « Je t’aime. »

Puis il tomba du bateau et disparut sous les eaux sombres.

On lui aurait demandé deux jours plus tôt si elle aimait son mari, Rachel aurait répondu: « Oui. »

De fait, si on lui avait posé la question au moment où elle appuyait sur la détente, elle aurait encore répondu: « Oui. »

Sa mère y avait consacré un chapitre. Le 13 : « De la discordanc­e. »

À moins que le suivant, « La Fin de l’histoire qu’on se racontait jusque-là », ne soit plus approprié ?

Rachel n’aurait su le dire. Il lui arrivait de les confondre.

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