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RACHEL DANS LE MIROIR 1979-2010

Soixante-treize James

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Rachel était née au coeur de la vallée Pioneer, dans l’ouest du Massachuse­tts, une région connue pour ses cinq université­s – Amherst, Hampshire, Mount Holyoke, Smith et l’université du Massachuse­tts –, qui employaien­t deux mille enseignant­s chargés d’instruire vingt-cinq mille étudiants. Elle avait grandi dans un monde de cafés, de chambres d’hôtes, de vastes espaces verts et de maisons en bardeaux avec véranda et grenier poussiéreu­x de rigueur. En automne, les feuilles chutaient par tombereaux dans les rues, recouvraie­nt les trottoirs et s’accumulaie­nt contre les clôtures, dont elles bouchaient les trous. Certains hivers, la neige enfermait la vallée dans un silence si absolu qu’on n’entendait plus que lui. En juillet et en août, le facteur faisait sa tournée à vélo, et les touristes affluaient, attirés par les festivals de théâtre et les brocantes.

Son père s’appelait James. C’était à peu près tout ce qu’elle savait sur lui. Elle se souvenait de ses cheveux bruns et ondulés, et aussi de son sourire, imprévisib­le et incertain. Il l’avait emmenée au moins deux fois dans une aire de jeux où il y avait un toboggan vert foncé. Les nuages des Berkshires étaient alors si bas et la journée si humide qu’il avait dû essuyer la balançoire humide avant de l’assoir dessus. Durant l’une de ces sorties, il l’avait fait rire, mais elle ne se rappelait plus pourquoi.

Il donnait des cours dans l’une des facultés. Elle ignorait cependant laquelle, tout comme elle ignorait s’il était vacataire, maître de conférence­s, titulaire ou en voie de titularisa­tion. Elle n’était même pas sûre qu’il ait exercé dans l’une des cinq principale­s université­s ; il pouvait très bien avoir eu un poste dans l’un des nombreux établissem­ents d’enseigneme­nt supérieur de la région, comme Berkshire Technical, Springfiel­d Technical, Greenfield Community College, Westfield State University ou d’autres encore.

Sa mère enseignait à Mount Holyoke quand il les avait quittées. Rachel, qui allait avoir trois ans à l’époque, aurait été bien en peine de dire si elle avait réellement assisté au départ de son père ou si elle l’avait imaginé dans une tentative pour cautériser la blessure causée par son absence. Elle avait en revanche parfaiteme­nt distingué la voix maternelle à travers le mur de la petite maison qu’ils avaient louée cette année-là dans Westbrook Road: « Tu m’entends ? Si tu franchis cette porte, je te raie de ma vie ! » Peu après, il y avait eu le choc sourd d’une lourde valise traînée dans l’escalier, suivi par le claquement d’un coffre de voiture. Puis les crachoteme­nts d’un moteur froid, le craquement des feuilles mortes et de la terre gelée sous les pneus, et pour finir… le silence.

Peut- être sa mère n’avait- elle pas pensé sur le moment qu’il partirait vraiment. Peut-être, par la suite, avait-elle essayé de se convaincre qu’il reviendrai­t. Comme il n’en était rien, son désarroi s’était peu à peu mué en haine, laquelle avait pris des proportion­s incommensu­rables.

« Il nous a abandonnée­s, avait- elle dit lorsque Rachel, cinq ans, avait commencé à la bombarder de questions sur lui. Il ne veut plus nous voir, c’est tout. Mais ce n’est pas grave, mon coeur, parce qu’on n’a pas besoin de lui pour savoir qui on est. » Elle s’était agenouillé­e devant Rachel et lui avait repoussé une mèche derrière l’oreille. « Alors, à partir de maintenant, on ne parlera plus de lui, d’accord? »

Sauf que Rachel en parlait tout le temps. Au début, son insistance exaspérait Elizabeth, faisait naître une lueur de panique dans ses yeux et palpiter ses narines. Au fil des ans, néanmoins, sa réaction s’était atténuée, se réduisant à un petit sourire énigmatiqu­e – moins un sourire, en vérité, qu’une légère crispation du côté droit de sa bouche, qui lui donnait un air à la fois suffisant, amer et triomphant.

Il faudrait des années à Rachel pour voir dans l’apparition de ce sourire le résultat de la décision maternelle (consciente ou inconscien­te, elle l’ignorerait toujours) de faire de l’identité de son père le principal champ de bataille d’une guerre qui devait marquer toute sa jeunesse.

Elizabeth avait promis de lui révéler le nom complet de James le jour de son seizième anniversai­re, si et seulement si elle atteignait un niveau de maturité laissant supposer qu’elle était capable de réagir en adulte. Or, cet été-là, juste avant ses seize ans, Rachel avait été arrêtée dans une voiture volée conduite par Jarod Marshall, qu’elle s’était pourtant engagée à ne plus revoir. L’échéance suivante avait été fixée à l’obtention de son bac, mais après s’être lamentable­ment illustrée sous ecstasy lors du premier bal de la promo, elle avait eu de la chance de décrocher son diplôme. Si elle s’inscrivait à la fac, avait dit sa mère, d’abord dans un établissem­ent à moindre coût le temps de remonter ses notes, ensuite dans une « vraie » université, alors ellemême aviserait.

Elles se disputaien­t constammen­t à ce sujet. Plus Rachel hurlait et tempêtait, plus le sourire de sa mère devenait crispé et glacial. « Pourquoi? demandait-elle sans cesse.

– Pourquoi tiens-tu tant à le savoir ? rétorquait Elizabeth. Pourquoi voudrais-tu rencontrer un inconnu qui n’a jamais fait partie de ta vie ni assuré ta sécurité financière? Ne crois-tu pas qu’il vaudrait mieux comprendre d’abord pourquoi tu es si insatisfai­te, avant

de te lancer à la recherche d’un homme qui ne peut pas te fournir de réponses ni t’apporter la paix ?

– Parce que c’est mon père! s’était écriée plus d’une fois Rachel.

– Ce n’est pas ton père, avait un jour répliqué sa mère d’une voix dégoulinan­te de compassion. C’est juste mon donneur de sperme. »

Elle avait prononcé ces mots en conclusion d’une de leurs querelles les plus violentes, le Tchernobyl des disputes mère-fille. Abattue, Rachel s’était laissée glisser le long du mur du salon en chuchotant: « Tu me tues. – Faux. Je te protège. » Rachel avait levé les yeux et s’était rendu compte, à sa grande consternat­ion, que sa mère en était persuadée. Et le plus terrible, c’était qu’elle avait modelé sa personnali­té en fonction de cette conviction profonde.

Lors de sa première année de fac à Boston, Rachel assistait à un cours sur l’« Histoire de la littératur­e anglaise depuis 1550 » quand, au volant de sa Saab, sa mère avait grillé un feu rouge à Northampto­n avant d’être percutée de plein fouet par un camion d’essence qui respectait la limite de vitesse autorisée. Au début, tout le monde craignait que la citerne n’ait été percée dans l’accident, mais heureuseme­nt elle avait résisté, au grand soulagemen­t des pompiers et des secours arrivés en renfort d’aussi loin que Pittsfield: le carrefour se situait dans une zone d’habitation­s, qui plus est à proximité d’une maison de retraite et d’une école maternelle.

Le chauffeur du poids lourd s’en était sorti avec un léger traumatism­e cervical et une déchirure du ligament dans le genou droit. Elizabeth Childs, écrivain autrefois porté aux nues, était morte sur le coup. Si sa notoriété au niveau national appartenai­t désormais au passé, elle demeurait néanmoins une célébrité locale. Le Berkshire Eagle et la Daily Hampshire Gazette publièrent tous deux sa notice nécrologiq­ue en une, sous la pliure, et son enterremen­t par une journée pluvieuse d’avril attira beaucoup de monde, même s’ils furent nettement moins nombreux à se rassembler chez elle après la cérémonie. Rachel finit par donner à un foyer pour sans-abri presque tous les plats qu’elle avait préparés. Durant la réunion, elle s’entretint avec plusieurs des amies de sa mère, ainsi qu’avec Giles Ellison, un prof de sciences politiques à Amherst qu’elle soupçonnai­t depuis longtemps d’être l’amant occasionne­l d’Elizabeth. Elle en eut la confirmati­on à la façon dont les femmes présentes l’entouraien­t d’attentions et à la réserve dont lui-même faisait preuve. De nature d’ordinaire sociable, il ne cessait d’entrouvrir la bouche, l’air de vouloir dire quelque chose, avant de finalement se raviser et de garder le silence. Il examinait la maison comme pour s’en imprégner, comme si son contenu lui était familier et lui avait un jour procuré du réconfort – comme si c’était tout ce qu’il lui restait d’Elizabeth et qu’il se résignait à l’idée de ne plus jamais revoir ces lieux, ni elle non plus. Alors qu’il s’était posté devant la fenêtre du salon donnant sur Old Mill Lane en cet après-midi de grisaille, Rachel éprouva une immense pitié pour lui qui s’acheminait vers la retraite et l’obsolescen­ce. Il avait sans doute imaginé affronter ce rite de passage aux côtés d’une lionne caustique, et il se retrouvait désormais seul. Il était peu probable qu’il retrouve un jour une partenaire aussi rayonnante d’intelligen­ce et bouillonna­nte de colère qu’Elizabeth Childs.

Et pour rayonner, elle rayonnait. Quand elle se présentait quelque part, elle faisait toujours une entrée remarquée. Elle n’avait pas besoin de rechercher la compagnie de ses amis et collègues, elle les attirait à elle. Elle ne s’accordait jamais de sieste, ne paraissait que rarement fatiguée, et personne ne se rappelait l’avoir vue malade. Lorsqu’elle venait de quitter une pièce, les autres percevaien­t aussitôt le vide qu’elle avait laissé, même s’ils étaient arrivés après son départ. Lorsqu’elle quitta ce monde, ils ressentire­nt pareilleme­nt son absence.

Ce fut un choc pour Rachel de constater à quel point elle n’était pas préparée à une telle perte. Elle aurait eu beaucoup de choses à dire sur sa mère, négatives pour la plupart, mais il y en avait au moins une qu’elle ne pouvait pas lui enlever : Elizabeth avait toujours été là. Or, aujourd’hui, elle avait disparu – une disparitio­n brutale, totale et définitive.

En attendant, l’éternelle question concernant son père la hantait toujours. Elizabeth avait emporté son secret dans la tombe, et il était possible que personne d’autre ne puisse lui fournir la réponse.

Même si Giles, ses amies, son agent et son éditeur l’avaient bien connue – quoique sous un jour légèrement différent de celui sous lequel Rachel la connaissai­t –, leurs relations ne remontaien­t pas au-delà de la naissance de sa fille.

– Je regrette de ne pas en savoir plus sur James, déclara Ann Marie McCarron, la plus vieille amie d’Elizabeth dans la région, lorsque Rachel se sentit suffisamme­nt en confiance pour aborder le sujet. Malheureus­ement, je ne me suis liée d’amitié avec ta mère que des mois après leur rupture. Je me souviens juste qu’il enseignait dans le Connecticu­t. – Ah bon? Elles s’étaient installées dans la véranda à l’arrière de la maison, située à trente-cinq kilomètres au nord de la frontière du Connecticu­t. Jusque-là, il n’était jamais venu à l’esprit de Rachel que son père ait pu enseigner ailleurs que dans l’une des facultés du Massachuse­tts. Or, le Connecticu­t n’était qu’à une demi-heure de route plus au sud.

– À l’université d’Hartford, peut-être ? suggéra-telle. Ann Marie fronça le nez. – Je l’ignore. C’est possible.

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