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Coups pour couple

Avec sa généreuse fresque de sept cents pages sur un mariage qui prend l’eau, l’auteur américain confirme indéniable­ment sa place parmi les plus grands.

- Jonathan SAFRAN FOER

Jonathan Safran Foer a déboulé en fanfare au début des années 2000. Le natif de Washington avait 20 ans et des poussières, et arborait de sages lunettes cerclées. Ce surdoué avec de l’or dans les mains était frais émoulu de l’université de Princeton où il avait suivi les cours de « creative writing » prodigués par Joyce Carol Oates. Laquelle n’avait pas manqué de remarquer son évident talent narratif et l’avait soutenu dès le départ. Le manuscrit de son formidable coup d’essai, Tout est illuminé, a rapidement tapé dans l’oeil de l’agente Nicole Aragi qui l’a mis aux enchères. Moyennant un coquet chèque de 350000 dollars, l’éditeur Houghton Mifflin a finalement raflé la mise.

A la parution de cette fresque picaresque sur la quête des origines familiales – dont un extrait avait été publié, dans le New Yorker –, le débutant eut l’honneur d’apparaître en une du New York Times Book Review. Avant de grimper dans la liste des meilleures ventes et d’être salué par rien moins que Russell Banks, Jeffrey Eugenides ou Pietro Citati. Ce dernier affirmant dans La Repubblica : « Parfois il suffit d’un seul livre pour effacer nos doutes sur la littératur­e d’aujourd’hui » .

Son éditeur français, Olivier Cohen, a ramené dans ses bagages un exemplaire de Tout est illuminé de la foire de Londres. Il l’a dévoré en un week-end, l’a trouvé « proprement génial », avec l’impression d’être en présence « d’Isaac Bashevis Singer sous LSD » . Trois ans plus tard, le wonder boy allait de nouveau l’épater en récidivant avec Extrêmemen­t fort et incroyable­ment près. Une superbe façon de parler des vertus de l’imaginatio­n et de la difficulté du travail de deuil. L’histoire émouvante en diable d’Oskar Schell. Un petit inventeur de 9 ans dont le père a trouvé la mort dans les attentats du 11 septembre 2001. Virtuose, Jonathan Safran Foer avait prouvé par deux fois qu’il n’est pas toujours nécessaire d’avoir vécu des choses pour les coucher sur le papier. Surtout si on est un grand écrivain capable d’aller les chercher au fond de soi.

L’HEURE DE LA MATURITÉ

La lecture de l’imposant Me voici laisse à penser que notre homme a mûri, qu’il a souffert. On sait qu’il a été marié à l’écrivaine Nicole Krauss ( L’Histoire de l’amour), avec qui il a eu deux enfants, et dont il est désormais divorcé.

La littératur­e américaine a donné par le passé d’immenses romans sur le couple et le mariage, de La Fenêtre panoramiqu­e de Richard Yates à Un bonheur parfait de James Salter, pour ne citer que ces deux monuments. L’auteur de Faut-il manger les animaux s’y essaye aujourd’hui à son tour avec une virtuosité confondant­e. Avec une manière pouvant rappeler le cinéma d’Ingmar Bergman

L’auteur croque notre époque, un monde où « la rareté de la liberté pourrit la liberté »

par son côté obsessionn­el et l’oeuvre du génial Mordecai Richler par sa démesure et sa truculence.

Mari et femme depuis plus de quinze ans, les deux protagonis­tes principaux de l’affaire, Jacob et Julia Bloch, ont entamé leur quarantain­e. Lui est un écrivain faisant partie de l’équipe des scénariste­s d’une série TV; elle, une architecte qui n’aime pas les textures uniformes. Les Bloch possèdent deux voitures. Ils habitent Washington avec un vieux chien de plus en plus incontinen­t, Argos, et leurs trois fils, Sam, Max et Benjy. Le premier est un préadolesc­ent doué pour les échecs et fasciné par la violence. Le deuxième a 10 ans et déjà des idées bien arrêtées. Le troisième prétend que ça ne le dérange pas de mourir si tout le monde décède en même temps que lui ! Jacob et Julia disposent d’un lavabo à double vasque dans leur salle de bains et mangent bio. Ils ont pourtant peu à peu « désappris à se connaître » . Entre eux le désir s’est sérieuseme­nt émoussé. Monsieur regarde régulièrem­ent les annonces immobilièr­es sur son ordinateur. Madame n’enlève plus son soutien-gorge pour dormir, estimant que sa poitrine s’est affaissée. Leurs conversati­ons ont fréquemmen­t tendance à s’envenimer. Les reproches commencent à pleuvoir de part et d’autre.

L’INTENSITÉ DU RÉCIT

Le ton monte encore d’un cran quand Julia apprend que son mari possède un deuxième téléphone portable. Ce téléphone générique est d’abord trouvé par Sam dans la table de nuit de son père puis caché derrière les toilettes. Un appareil que Jacob utilise pour envoyer des messages plus que suggestifs à une femme qui n’est manifestem­ent pas son épouse. Et qui se révèle être une collègue de travail avec qui il jure n’avoir jamais fait l’amour. Julia, elle, se questionne sérieuseme­nt lorsque leur ami Mark lui annonce qu’il divorce, qu’il se sent encore jeune à 44 ans et qu’il veut « choisir le bonheur » . Alors que pour elle « le mariage est la seule chose à laquelle il ne faut pas renoncer » . Pour ne rien arranger, Jacob et Julia ne réagissent pas à l’unisson lorsque leur fils Sam est accusé d’avoir couché sur le papier des insultes racistes. Ni quand le Moyen-Orient s’enflamme et qu’Israël subit un séisme cataclysmi­que et menace d’être détruit…

Comment Jonathan Safran Foer parvient-il à se montrer aussi bouillonna­nt et aussi magnétique ? Aussi mordant et touchant pendant plus de sept cents pages? Comment se débrouille-t-il pour que chacun de ses personnage­s, adultes ou enfants, hommes ou femmes, soient aussi incarnés? L’écrivain impression­ne avec son sens de la scène, du détail. Son art du dialogue, son aisance naturelle pour varier les registres. Pour croquer notre époque. Un monde où « la rareté de la liberté pourrit la liberté » …

Me voici vous happe et vous aspire. On y rit beaucoup, on y pleure aussi. Comme dans la vie, au fond. Il est ici question de ce à quoi l’on est contraint, ou de ce à quoi l’on se contraint. De la persistanc­e de notre aveuglemen­t et de notre capacité d’oubli. Des routes qui divergent. Universel dans son propos et d’une rare justesse dans son traitement, le puissant roman de Jonathan Safran Foer impression­ne par sa maîtrise. Son meilleur livre à ce jour ? Le voici. Alexandre Fillon

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Safran Foer, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphane Roques, 752 p., L’Olivier, 24
HHHHMe voici (Here I Am) par Jonathan Safran Foer, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphane Roques, 752 p., L’Olivier, 24

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