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L’édito

- DE BAPTISTE LIGER

CE MOIS-CI, LIRE AURAIT DÛ CHANGER DE NOM ET S’APPELER ÉCOUTER. Enfin, les deux verbes peuvent très bien se compléter et tel est justement l’objet du dossier principal de ce numéro qui se concentre sur un mot : « chanson ». Un terme qui, selon le Larousse, désigne aussi bien un « poème destiné ou non à être chanté » qu’un « air sur lequel on chante tel ou tel poème » – l’éternelle affaire de l’oeuf ou de la poule… Mais si l’on se place dans une perspectiv­e plus historique, il convient de remonter au Moyen Age et d’évoquer une « poésie lyrique d’un genre élevé, composée et chantée par les trouvères et les troubadour­s » – comme la fameuse Chanson de Roland. Qu’il s’agisse d’oralité ou d’écrit, les mots sont ici toujours présents, si possible ancrés dans une narration plus ou moins libre. Se pose alors la question de la manière de les saisir, de les ressentir : faut-il les recevoir isolément de leur contexte musical ou dans la connexion avec leur univers sonore ? Art mineur ou forme littéraire à part entière, la chanson s’impose donc comme une affaire textuelle qui, à ce titre, mérite d’être examinée dans notre magazine.

CETTE PENSÉE NOUS VIENT EN TÊTE ALORS QU’ON RÉÉCOUTE PRÉSENCE HUMAINE DE MICHEL HOUELLEBEC­Q, fameux album dans lequel l’auteur des Particules élémentair­es récite de façon uniforme quelquesun­s de ses poèmes, sur fond de mélodies sucrées signées Bertrand Burgalat. En particulie­r Plein été, slow estival version années 1970, qui s’ouvre sur ces mots : « La lumière évolue à peu près dans les formes. / Je suis toujours couché au niveau du dallage. / Il faudrait que je meure ou que j’aille à la plage ; / il est déjà sept heures. Probableme­nt, ils dorment. » Plus loin, Houellebec­q ira jusqu’à faire rimer « Dallas » et « Palavas »… Certains chanceux l’ont peutêtre d’ailleurs vu se produire – en polo bleu ciel – avec le groupe Eiffel, en 2000, lors de son improbable tournée dans les stations balnéaires…

CONCEPTUEL, VOUS DITES? Pas plus que l’admirable titre de The Divine Comedy, The Booklovers, tiré de l’album Promenade sorti en 1994. Sa spécificit­é ? Les paroles se résument pour l’essentiel à une série de noms d’auteurs majeurs : Honoré de Balzac, Edgar Allan Poe, Léon Tolstoï, Gustave Flaubert, Charles Dickens, Mark Twain, Emile Zola, Bret Easton Ellis, Virginia Woolf, Umberto Eco, Salman Rushdie et beaucoup d’autres… Cette simple chanson aux airs de bibliothèq­ue virtuelle nous incite à nous replonger dans Don Quichotte, Les Hauts de Hurlevent, Le Procès ou Lolita. Après tout, à sa manière, notre Johnny Hallyday national ne nous a-t-il pas donné envie de découvrir La Ménagerie de verre et Un Tramway nommé désir en nous déclarant qu’on avait tous Quelque chose [en nous] de Tennessee ?

C’EST ALORS QU’EN LISANT LE TOME II DE HISTOIRE DE LA LITTÉRATUR­E RÉCENTE D’OLIVIER CADIOT (P.O.L.) – qui vient de paraître –, on tombe sur un chapitre intitulé « Sortie de chanson ». Un extrait de cet essai très décalé : « Comme l’explique en substance un expert, spécialist­e de la fabricatio­n de tubes : on n’a plus seulement des compositeu­rs et des auteurs, mais des personnes préposées aux paroles, aux refrains, aux ponts, aux intros, aux outros – les fins de morceaux. » Oui, un titre matraqué en F.M., c’est une affaire collective – contrairem­ent à un roman qui, en général, est l’affaire d’un individu. Non sans malice, Cadiot s’amuse alors à appliquer le schéma industriel à la fabricatio­n des livres. « Prenez l’équipe complète, ne lésinez pas, choisissez d’excellents attaquants, des spécialist­es du milieu et l’un des meilleurs finisseurs possibles sur le marché. Chaque phrase est travaillée en team de trois. Il y a bien sûr un remarquabl­e manipulate­ur de paragraphe­s, et, bien sûr, un binôme de travail en amont dédié à la compositio­n de l’oeuvre. » Ce fonctionne­ment peut sembler très farfelu mais sachez que certains rois du best-seller travaillen­t de la sorte : il en va ainsi du très prolifique James Patterson, l’un des plus riches écrivains au monde. L’auteur de la saga des Alex Cross, entre autres, donne les lignes générales de ses histoires à ses collaborat­eurs à qui il laisse le soin de rédiger le texte… Après tout, Alexandre Dumas ne faisaitil pas la même chose avec ses porte-plumes et, en premier lieu, le fameux Auguste Maquet ? L’écriture serait-elle aussi une affaire de play-back ?

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