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LE LIVRE Les Loyautés Delphine DE VIGAN

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découvre à quel point le couple qu’elle forme avec son mari est une imposture – pour ne pas dire « une associatio­n de malfaiteur­s » . Tel est l’avis de Cécile, songeant à cet homme qu’elle admirait parce qu’il l’avait tirée du milieu populaire dans lequel elle avait grandi. Tous les personnage­s des Loyautés sont battus. Ils cachent une souffrance comme une honte, mentent ou se racontent des histoires pour ne pas blesser l’autre ou simplement pour survivre. Alors qu’Hélène abuse de son pouvoir de professeur pour découvrir le secret de Théo, que Cécile se risque à sortir du rôle de l’épouse effacée qu’elle chérissait comme une forteresse, que Mathis entraperço­it un bout de la détresse de Théo, le roman passe de l’obscurité à la lumière. Comme s’il y avait un fil invisible et pourtant solide qui reliait les êtres blessés, capables de se reconnaîtr­e les uns les autres et ainsi de s’entraider et de s’aimer.

Les loyautés.

Ce sont des liens invisibles qui nous attachent aux autres – aux morts comme aux vivants –, ce sont des promesses que nous avons murmurées et dont nous ignorons l’écho, des fidélités silencieus­es, ce sont des contrats passés le plus souvent avec nous-mêmes, des mots d’ordre admis sans les avoir entendus, des dettes que nous abritons dans les replis de nos mémoires.

Ce sont les lois de l’enfance qui sommeillen­t à l’intérieur de nos corps, les valeurs au nom desquelles nous nous tenons droits, les fondements qui nous permettent de résister, les principes illisibles qui nous rongent et nous enferment. Nos ailes et nos carcans.

Ce sont les tremplins sur lesquels nos forces se déploient et les tranchées dans lesquelles nous enterrons nos rêves. HÉLÈNE

J’ai pensé que le gamin était maltraité, j’y ai pensé très vite, peut-être pas les premiers jours mais pas longtemps après la rentrée, c’était quelque chose dans sa façon de se tenir, de se soustraire au regard, je connais ça, je connais ça par coeur, une manière de se fondre dans le décor, de se laisser traverser par la lumière. Sauf qu’avec moi, ça ne marche pas. Les coups je les ai reçus quand j’étais gosse et les marques je les ai cachées jusqu’au bout, alors à moi, on ne me la fait pas. Je dis le gamin parce que franchemen­t il faut les voir, les garçons, à cet âge-là, avec leurs cheveux fins comme ceux des filles, leur voix de petit poucet, et cette incertitud­e qui colle à leurs mouvements, il faut les voir s’étonner grands yeux écarquillé­s, ou se faire engueuler, mains nouées derrière le dos, la lèvre tremblotan­te, on leur donnerait le bon Dieu sans confession. Pourtant, il n’y a aucun doute, c’est à cet âge-là que ça commence, les vraies conneries.

Quelques semaines après la rentrée, j’ai demandé un entretien avec le Principal au sujet de Théo Lubin. Il a fallu que j’explique plusieurs fois. Non, pas de traces ni de confidence­s, c’était quelque chose dans l’attitude de l’élève, une sorte de claustrati­on, une manière particuliè­re de fuir l’attention. Monsieur Nemours a commencé par rire : fuir l’attention, mais n’était-ce pas le cas de la moitié de la classe? Oui, bien sûr que je savais de quoi il parlait : cette habitude qu’ils ont de se tasser sur leur chaise pour ne pas être interrogés, de plonger dans leur sac ou de s’absorber soudain dans la contemplat­ion de leur table comme si la survie de tout l’arrondisse­ment en dépendait. Ceux-là, je les repère sans même relever les yeux. Mais cela n’avait rien à voir avec ça. J’ai demandé ce qu’on savait de l’élève, de sa famille. On devait bien pouvoir trouver quelques éléments dans le dossier, des remarques, un signalemen­t antérieur. Le Principal a repris avec attention les commentair­es rédigés sur les bulletins, plusieurs professeur­s ont en effet observé son mutisme l’année dernière, mais rien de plus. Il me les a lus à voix haute, « élève très introverti », « il faut participer en classe », « bons résultats mais élève trop silencieux », et j’en passe. Les parents sont séparés, le gamin en garde alternée, rien que de très banal. Le Principal m’a demandé si Théo était lié avec d’autres garçons de la classe, je ne pouvais pas dire le contraire, ils sont toujours fourrés ensemble, tous les deux, ils se sont bien trouvés, même figure d’ange, même couleur de cheveux, même carnation claire, on croirait des jumeaux. Je les observe par la fenêtre quand ils sont dans la cour, ils forment un seul corps, farouche, une sorte de méduse qui se rétracte d’un coup lorsqu’on l’approche, puis s’étire de nouveau une fois le danger passé. Les rares moments où je vois Théo sourire, c’est quand il est avec Mathis Guillaume et qu’aucun adulte ne franchit leur périmètre de sécurité.

La seule chose qui a retenu l’attention du Principal, c’est un rapport établi par l’infirmière à la fin de l’année passée. Le rapport n’était pas dans le dossier administra­tif, c’est Frédéric qui m’a suggéré d’aller voir à l’infirmerie, au cas où. Fin mai, Théo a demandé à sortir de classe. Il disait avoir mal à la tête. L’infirmière mentionne une attitude fuyante et des symptômes confus. Elle a noté qu’il avait les yeux rouges. Théo a expliqué qu’il mettait beaucoup de temps à trouver le sommeil et que, parfois, il pouvait passer presque une nuit entière sans dormir. En bas de la feuille, elle a inscrit en rouge « élève fragile » , et souligné la remarque de trois traits. Ensuite elle a sans doute refermé le dossier et l’a remis dans le placard. Je n’ai pas pu l’interroger car elle a quitté l’établissem­ent.

Sans ce document, je n’aurais jamais obtenu que Théo soit convoqué par la nouvelle infirmière.

J’en ai parlé à Frédéric, il m’a semblé inquiet. Il m’a dit que je ne devais pas prendre cette histoire trop à coeur. Il me trouve fatiguée, depuis quelque temps, à cran, c’est le mot qu’il a employé, et j’ai aussitôt pensé au couteau que mon père gardait dans le tiroir de la cuisine, accessible au premier venu, un cran d’arrêt dont il faisait jouer la sécurité, d’un geste mécanique, répétitif, pour calmer sa nervosité. THÉO

C’est une vague de chaleur qu’il ne sait pas décrire, qui brûle et embrase, à la fois une douleur et un réconfort, c’est un moment qui se compte sur les doigts d’une main et doit porter un nom qu’il ne connaît pas, un nom chimique, physiologi­que, qui dirait sa force et son

intensité, un nom qui rime avec combustion ou explosion ou déflagrati­on. Il a douze ans et demi et s’il répondait franchemen­t à ces questions que les adultes lui posent, « quel métier voudrais-tu exercer ? », « quelles sont tes passions? », « que voudrais-tu faire dans la vie? », s’il ne craignait pas que les derniers points d’appui qui semblent subsister autour de lui ne s’effondrent surle-champ, il répondrait sans hésiter: j’aime sentir l’alcool dans mon corps. D’abord dans la bouche, cet instant où la gorge accueille le liquide, et puis ces quelques dixièmes de seconde où la chaleur descend dans son ventre, il pourrait en suivre la trace avec le doigt. Il aime cette vague moite qui caresse sa nuque et se diffuse dans ses membres comme une anesthésie.

Il boit au goulot et tousse à plusieurs reprises. Assis en face de lui, Mathis l’observe et rit. Théo pense au dragon dans le livre d’images que sa mère lui lisait quand il était petit, corps gigantesqu­e, yeux fendus au canif, gueule ouverte laissant apparaître des crocs plus pointus que ceux des chiens méchants. Il aimerait être cette bête immense aux doigts palmés, capable de tout brûler. Il respire profondéme­nt, porte de nouveau le goulot à ses lèvres. Quand il laisse l’alcool l’étourdir, quand il cherche à en visualiser le chemin, il convoque mentalemen­t l’un de ces schémas que madame Destrée leur distribue en classe, dont ils doivent nommer chaque partie, Montre le trajet de la pomme et indique les organes impliqués dans la digestion. Il sourit à cette image, s’amuse à la détourner. Montre le chemin de la vodka; colorie sa trajectoir­e ; calcule le temps nécessaire aux trois premières gorgées pour parvenir dans ton sang... Il rit tout seul et Mathis rit de le voir rire.

Après quelques minutes, quelque chose explose dans son cerveau, c’est une porte qui s’ouvre d’un coup de pied, un puissant appel d’air et de poussière, et lui vient maintenant l’image d’un saloon du Far West dont les battants cèdent dans un cri. L’espace d’un instant il est ce cow-boy en santiags qui s’avance vers le bar dans l’obscurité, et ses éperons raclent le sol avec un bruit mat. Lorsqu’il s’accoude au zinc pour commander un whisky, il lui semble que tout a été aboli, la peur et les souvenirs. Les serres de chat-huant qui compressen­t en permanence sa poitrine ont enfin relâché leur emprise. Il ferme les yeux, tout a été lavé, oui, et tout peut commencer.

Mathis lui prend la bouteille des mains pour la porter à ses lèvres. C’est chacun son tour. La vodka déborde, un filet transparen­t coule sur son menton. Théo proteste : s’il recrache, ça ne compte pas. Alors Mathis avale d’un coup, les larmes lui montent aux yeux, il tousse, met la main devant sa bouche, l’espace d’un instant Théo se demande s’il ne va pas vomir, mais après quelques secondes Mathis ne peut s’empêcher de rire encore plus fort. D’un geste rapide, Théo pose sa main en bâillon pour le faire taire. Mathis s’arrête.

Ils retiennent leur souffle, immobiles, guettent les bruits autour d’eux. Au loin, on entend la voix d’un professeur qu’ils ne parviennen­t pas à identifier, un monologue atone dont aucun mot ne se détache.

Ils sont dans leur planque, leur refuge. Ici, c’est leur territoire. Sous l’escalier qui mène à la cantine, ils ont découvert cet espace vacant, un mètre carré où ils peuvent presque tenir debout. Une large armoire a été installée pour barrer le passage, mais avec un peu d’agilité, ils peuvent se glisser dessous. Tout est affaire de moment. Il faut se cacher dans les toilettes jusqu’à ce que toutes les classes soient rentrées. Attendre encore quelques minutes, et laisser s’éloigner le surveillan­t qui vérifie à chaque heure que les élèves ne traînent pas dans les couloirs.

Chaque fois qu’ils parviennen­t à se faufiler derrière l’armoire, ils constatent que c’est une question de centimètre­s. Dans quelques mois, ils ne pourront plus. Mathis lui tend la bouteille. Après une dernière gorgée, Théo passe sa langue sur ses lèvres, il aime ce goût de sel et de métal qui reste longtemps dans la bouche, parfois plusieurs heures.

L’écart entre l’index et le pouce permet de savoir la quantité qu’ils ont bue. Ils s’y reprennent à plusieurs fois, ne parviennen­t ni l’un ni l’autre à tenir la mesure sans bouger, ils pouffent de rire. Ils ont bu beaucoup plus que la dernière fois. Et la prochaine, ils boiront davantage. C’est leur pacte, et leur secret. Mathis reprend la bouteille, l’enveloppe dans le papier, puis la glisse dans son sac à dos.

Ils prennent chacun deux dragées de chewing-gum Airwaves goût menthol réglisse. Ils mâchent avec applicatio­n pour libérer l’arôme, font tourner la gomme dans leur bouche, c’est la seule qui masque l’odeur. Ils attendent le bon moment pour sortir.

Une fois qu’ils sont debout, la sensation n’est plus la même. La tête de Théo balance d’avant en arrière, mais cela ne se voit pas.

Il marche sur un tapis liquide aux motifs géométriqu­es, sur la pointe des pieds, il se sent en dehors de lui-même, juste à côté, comme s’il avait quitté son corps mais qu’il continuait de lui tenir la main.

Les bruits du collège lui parviennen­t à peine, assourdis par une matière hydrophile, invisible, qui le protège.

Un jour, il aimerait perdre conscience, totalement. S’enfoncer dans le tissu épais de l’ivresse, se laisser recouvrir, ensevelir, pour quelques heures ou pour toujours, il sait que cela arrive.

HÉLÈNE

Je l’observe malgré moi. Je sens bien que mon attention, sans cesse, revient à lui. Je m’oblige à regarder les autres, un par un, lorsque je parle et qu’ils écoutent, ou quand ils sont penchés sur leur contrôle de connaissan­ces, le lundi matin. Lundi, justement, je l’ai vu entrer dans la classe, la mine encore plus pâle que d’habitude. Il avait l’air d’un gosse qui n’a pas fermé l’oeil du week-end. Ses gestes étaient les mêmes que ceux des autres – enlever son blouson, tirer la chaise, poser le sac Eastpak sur la table, faire glisser la fermeture Éclair, sortir le cahier de cours –, je ne peux même pas dire qu’il m’a semblé plus lent que d’habitude, ni plus fébrile, et pourtant j’ai vu qu’il était épuisé, à bout de forces. Au début du cours, j’ai cru qu’il allait s’endormir, parce que ça lui est déjà arrivé une fois ou deux depuis le début de l’année.

Plus tard, alors que je parlais de Théo en salle des professeur­s, Frédéric m’a fait remarquer, sans aucune ironie, qu’il n’était pas le seul dans son cas. Vu le temps qu’ils perdent sur leurs écrans, si on devait s’inquiéter de tous les élèves qui ont l’air fatigué, on passerait notre vie à faire des signalemen­ts. Alors les cernes, ce n’était la preuve de rien. C’est irrationne­l, je le sais. Je n’ai rien. Rien du tout. Aucun fait, aucune preuve. Frédéric essaie de tempérer mes inquiétude­s. Et mon impatience. L’infirmière a dit qu’elle le convoquera­it. Elle le fera.

L’autre soir, j’ai tenté d’expliquer cette sensation de compte à rebours qui m’oppresse depuis quelques jours, comme si un minuteur avait été remonté à notre insu et qu’un temps précieux s’écoulait sans que nous puissions l’entendre, nous conduisant en cortège silencieux vers quelque chose d’absurde dont nous sommes incapables d’imaginer l’impact. Frédéric m’a répété que j’avais l’air fatigué. Il m’a dit : c’est toi qui devrais te reposer.

Ce matin j’ai repris le cours sur les fonctions digestives. Théo, soudain, s’est redressé, il écoutait avec une attention plus soutenue qu’à l’accoutumée. J’ai dessiné au tableau le schéma sur l’absorption des liquides, il l’a recopié sur son cahier avec une patience inhabituel­le.

À la fin du cours, au moment où il passait devant moi pour sortir de la classe, je n’ai pas pu m’empêcher de le retenir. Je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai posé ma main sur son épaule pour obtenir son attention et j’ai dit: Théo, tu resteras un instant, s’il te plaît. Aussitôt, un murmure indigné a parcouru le groupe: de quel droit retenais-je un élève sans motif explicite, alors qu’aucun incident dans l’heure qui avait précédé ne justifiait ma demande? J’ai attendu que tout le monde soit sorti. Théo gardait la tête baissée. Je ne savais pas quoi dire, mais je ne pouvais plus faire marche arrière, il fallait que je trouve un prétexte, une question, n’importe quoi. Qu’est-ce qui m’avait pris ? Lorsque la porte s’est enfin refermée sur le dernier élève (Mathis Guillaume, bien sûr), je n’avais rien trouvé. Le silence a duré quelques secondes, Théo fixait ses Nike. Et puis il a relevé la tête, je crois que c’était la première fois qu’il me regardait vraiment, sans ligne de fuite. Il m’a dévisagée, sans dire un mot, je n’avais jamais vu de la part d’un garçon de cet âge un regard d’une telle intensité. Il n’avait pas l’air étonné, ni impatient. Il m’observait sans interrogat­ion, comme s’il était tout à fait normal qu’on en arrive là, comme si tout cela était écrit d’avance, une évidence. Et tout aussi évidente l’impasse dans laquelle nous nous trouvions, cette impossibil­ité de faire un pas de plus, de tenter quoi que ce soit. Il me regardait comme s’il avait compris l’impulsion qui m’avait poussée à le retarder, et comme s’il comprenait tout aussi bien que je ne puisse aller plus loin. Il savait exactement ce que je ressentais.

Il savait que je savais, et que je ne pouvais rien pour lui.

Voilà ce que j’ai pensé. Et cela m’a serré la gorge, d’un seul coup.

J’ignore combien de temps cela a duré, dans ma tête les mots se bousculaie­nt – parents, maison, fatigue, tristesse, tout va bien? –, mais aucun n’aboutissai­t à la formulatio­n d’une question que j’aurais pu m’autoriser à lui poser.

J’ai fini par sourire, je crois, et, d’une voix qui n’était pas la mienne, une voix incertaine que je ne me connaissai­s pas, je me suis entendue lui demander :

— Tu es chez ton père ou chez ta mère cette semaine ? Il a hésité avant de me répondre. — Chez mon père. Enfin, jusqu’à ce soir. Il a pris son sac pour le jeter sur son épaule, donnant ainsi le signal du départ que j’aurais dû moi-même lui accorder depuis longtemps. Il s’est dirigé vers la porte.

Juste avant de sortir de la classe, il s’est retourné vers moi et m’a dit :

— Mais si vous voulez parler à mes parents, c’est ma mère qui viendra.

 ??  ?? Les Loyautés par Delphine de Vigan, 208p., 17 €. Copyright JC Lattès. En librairie le 3 janvier 2018.
Les Loyautés par Delphine de Vigan, 208p., 17 €. Copyright JC Lattès. En librairie le 3 janvier 2018.

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